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Les mones de Campbell (Cercopithecus campbelli campbelli), ici une femelle, ont une syntaxe élaborée qui leur permet de se communiquer une grande quantité d’informations détaillées. © A. Laurence
On savait que les singes s'expriment, maintenant ils parlent... La différence est dans la complexité de l'information transmise. Les mones de Campbell (Cercopithecus campbelli campbelli), des cercopithèques forestiers arboricolesarboricoles qui vivent en harem, ont été observés dans le Parc National de Taï en Côte d'Ivoire. Au sein de ces groupes, le plus bavard est le mâle chef de meute, qui possède un répertoire de cris différents des cris des femelles.
Ces mâles utilisent six cris d'alarme, Boom, Krak, Hok, Hok-oo, Krak-oo et Wak-oo, que vous pouvez écouter et télécharger sur le site de PLoS One. Ils émettent en moyenne des séquences de 25 cris successifs, avec une alternance de 1 à 4 types de cris.
Ces combinaisons et la manière dont les mâles les énoncent transmettent des informations variées. Le singe indique ainsi le type d'événement (rencontre, rassemblement, danger), sa nature (chute d'arbre, animal non prédateur, léopard, aigle...), sa localisation ou encore comment cet événement a été détecté (visuellement, acoustiquement).
Le mâle mone de Campbell possède son propre répertoire de cris qu’il combine pour communiquer. © F. Moellers
C'est en observant pendant deux ans ces mones de Campbell et en simulant des rencontres visuelles et acoustiques avec des prédateurs (enregistrement de léopard) que les chercheurs du laboratoire d'Ethologie animale et humaine (CNRS / Université de Rennes 1), en collaboration avec un psychologue et un éthologue des universités de St Andrews (Ecosse) et de Cocody-Abidjan (Côte d'Ivoire), ont découvert la complexité de la gamme de messages émis.
A l'aide d'un suffixe, ces singes ont doublé leur répertoire de mots ou, comme les appellent les linguistes, de morphèmes (des petites unités porteuses de sens), basé sur 3 cris seulement.
Cette modification des morphèmes pour changer leur sens révèle une aptitude qui est la base du langage humain. Elle démontre un acte de réflexion avant la communication. Jusqu'à présent, la suffixation n'avait jamais été observée chez les animaux, qui modifient en général leur communication en variant la fréquence, l'intensité ou l'organisation des séquences acoustiques.
Parlez-vous le singe ?
Les « mots » de base du mone de Campbell (que vous pouvez toujours écouter sur PLoS One) sont :
- Boom : « il n'y a pas de prédateur » ;
- Hok : « attention, aigle » ;
- Krak : « attention, léopard ».
S'ils ajoutent un suffixe -oo, leur signification change :
- Hok-oo : « il y a quelque chose en haut dans le voisinage» ;
- Krak-oo : « attention danger ! » ;
- Wak-oo : « il y a quelque chose en haut mais pas dans le voisinage».
Si ensuite ils combinent ces cris en unités syntaxiques, les syntagmes, elles-mêmes combinées en phrases, ou propositions, ils peuvent alors signifier : Krak Hok-oo, soit « attention, il y a un léopard en haut dans le voisinage ». Une fois le danger passé, ils concluront d'un Krak Boom-Boom : « le léopard s'éloigne ».
Une combinaison de cris pour un langage non humain
La combinaison de ces différentes propositions, leur recomposition en nouvelles propositions, permettent aux mâles d'ajouter et de modifier des informations, comme la direction de l'événement ou encore comment ils l'ont détecté. Il s'agit donc d'une réelle forme de syntaxe primitive, précurseur du langage.
Les chercheurs pensent que cette proto-syntaxe aurait pu apparaître au cours de l'évolution pour compenser la flexibilité vocale limitée des primatesprimates, par rapport à d'autres animaux comme les oiseaux et les cétacés, dans un contexte favorable à un tel mode de communication : au sein d'une espèceespèce au comportement social et dans un milieu forestier où la visibilité est limitée.
Cette découverte pose la question de l'apparition de langages précurseurs dans le monde animal mais hors de la lignée humaine et de l'intérêt de l'étude de la communication vocale des primates pour comprendre l'évolution du langage humain. Ce type d'études paraissait jusque-là inutile au vu de la limitation du contrôle vocal des primates et de la faible quantité d'informations transmise observée jusqu'à présent.