On croyait ces crevettes des eaux froides antarctiques limitées aux 150 premiers mètres. Mais un robot sous-marin les a observées s'activant sur le fond, à 3.000 mètres sous la surface. Une découverte étonnante qui pose de nouvelles questions sur l'écologie des grands fonds.
Le Rov Isis. Comme ses congénères, il nous donne une vue des profondeurs très différente de celle fournie par les sonars et les engins de pêche. © NOCS

Le Rov Isis. Comme ses congénères, il nous donne une vue des profondeurs très différente de celle fournie par les sonars et les engins de pêche. © NOCS

Voilà encore un animal dont on avait sous-estimé les capacités. Considérée comme de la nourriture pour les baleines, les calmars, les phoques et les manchots, Euphausia superba (malgré son nom scientifique démontrant que ses découvreurs l'ont trouvée magnifique) n'a été baptisée que d'un vocable collectif : le krill. Ce mot norvégien, justement, signifie nourriture à baleines. Pire, il désigne sans distinction une quarantaine d'espèces. Tout juste précise-t-on krill antarctique pour désigner E. superba. Pour couronner le tout, souvent qualifiés de crevettes, les euphausiacés, pour un zoologiste, n'en sont pas... Dépourvu d'individualité aux yeux des hommes (et des baleines à fanons, sans doute), ce crustacé est vu comme une sorte de particule planctonique qui ne prend corps que lorsque des millions d'entre elles forment d'immenses masses nageuses.

Quelle injustice ! C'est à un robot sous-marin britannique (un Rov, Remote Operated Vehicle), dénommé Isis, que l'on doit la réparation du préjudice moral fait à cet arthropode. Piloté par une équipe du British Antarctic Survey (BAS) et du National Oceanography Centre (NOCS), il a plongé jusqu'à 3.500 mètres sous la surface, à peu de distance de la Péninsule Antarctique. Jusqu'à 3.000 mètres, et à la surprise générale, la caméra d'Isis a filmé des Euphausia superba. Pas mortes, et même en pleine forme, elles grattaient énergiquement le sédiment, sans doute à la recherche de nourriture. En cette fin d'été austral, le fond était riche en restes de phytoplancton provenant de la surface après la prolifération estivale. L'observation a fait l'objet d'une publication dans la revue Current Biology.

Vu de près, le krill devient un superbe petit crustacé nageur. Ici, une <em>Euphausia superba</em> femelle.<br />© <em>British Antarctic Survey</em>

Vu de près, le krill devient un superbe petit crustacé nageur. Ici, une Euphausia superba femelle.
© British Antarctic Survey

Le monde est plus complexe qu'on ne le pense...

Or, depuis des décennies et même depuis un siècle, on pense le krill confiné aux 150 premiers mètres de l'océan, se nourrissant de plancton. Il est vrai que les études sur ces animaux sont principalement réalisées à l'aide de sonars et de filets à plancton, ne fournissant des données qu'à l'échelle des populations.

Les moyens robotisés changent tout. « [Ils] nous donnent la possibilité d'observer la diversité animale sur le fond océanique, entre 500 et 3.500 mètres, s'enthousiasme Paul A. Tyler, du NOCS, spécialiste d'Isis. Nous pouvons maintenant non seulement déterminer les espèces mais aussi comprendre les relations qu'elles entretiennent entre elles et avec leur environnement. »

Surprenante, la présence d'E. Superba à plus de trois mille mètres, loin en dessous des baleines, n'est pas encore comprise sur le plan écologique et ne concerne manifestement qu'un petit nombre d'individus. Andrew Clarke, du British Antarctic Survey, se fait admiratif quand il regarde ces euphausiacés plongeurs : « le comportement des organismes marins - même ceux que l'on considère comme "primitifs" - peut être complexe et plus varié que ce que l'on pense habituellement. Il nous reste encore beaucoup à apprendre sur les profondeurs marines et beaucoup à explorer pour comprendre le monde dans lequel nous vivons ».