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Fredy s'occupant de Victor. Pourquoi un tel altruisme ? Quel bénéfice en tirera Fredy ? Dans une communauté de chimpanzés où la taille du groupe est un facteur important pour lutter contre les prédateurs, le dévouement de Victor peut être payant à terme pour l'ensemble de cette petite société. © Tobias Deschner/Max Planck Institute for Evolutionary Anthropology
Voilà 27 ans que Christophe Boesch, de l'Institut Max PlanckMax Planck, et ses collègues étudient trois populations de chimpanzés dans le Parc National de Taï, en Côte d'Ivoire. Durant ces années, expliquent-ils dans une publication dans la revue PlosOne, 18 cas d'adoption ont été repérés, ce qui constitue une surprise pour les scientifiques. Par adoption, les chercheurs entendent un comportement précisément défini : un adulte se comporte envers un jeune qui n'est pas le sien durant au moins deux mois de la même manière qu'une mère avec son petit. Ce comportement se concrétise essentiellement par deux habitudes : partager la nourriture et attendre ou porter le petit lors de déplacements.
Durant ces 27 années, 36 jeunes ont perdu leur mère pour des raisons diverses et ont survécu plus de deux mois. Durant la même période, 22 petits non sevrés ont péri avec ou peu après leur mère sans qu'aucun membre de la communauté ne leur vienne en aide. Parmi les 36 rescapés, 18 ont été adoptés par un adulte, huit par une femelle et dix par un mâle, un ratio très surprenant. Chez les chimpanzés en effet, les pères ont rarement un comportement particulier vis-à-vis de leur progéniture. Ils ne s'occupent d'ailleurs que peu des petits et les femelles ont même tendance à les en éloigner par sécurité, un mâle énervé pouvant se montrer agressif envers un jeune.
Porthos en plein partage de nourriture avec sa fille adoptive, Gia. Il s'occupera d'elle durant 17 mois. (Cliquer sur l'image pour l'agrandir.)
© Christophe Boesch et al. / PlosOne
Les observations et les photographiesphotographies réalisées par l'équipe sont cependant indéniables. Le dénommé Fredy, par exemple, a pris en charge le petit Victor à la mort de sa mère Vanessa. Il transporte systématiquement sur son dosdos son enfant adopté et l'équipe l'a vu un jour partager avec son protégé 196 graines de cola, très appréciées des chimpanzés du parc de Taï (et des humains aussi, d'ailleurs). Ce jour-là, Fredy a brisé les coques des graines durant plus de deux heures et a donné à Victor 79% de sa préparation. Les images incluses dans l'article de PlosOne montrent Porthos faisant de même avec la petite Gia. Ce mâle s'est occupé de l'orpheline (dont la mère était morte d'un anthraxanthrax, comme Vanessa) durant 17 mois, partageant la nourriture et la transportant parfois dans des conditions périlleuses.
L'adoption augmente-t-elle le taux de survie chez les jeunes ?
Les raisons de ces adoptions restent hypothétiques. L'équipe a pu vérifier dans plusieurs cas la filiation entre parent adoptif et petit adopté. Sur les huit femelles s'occupant d'un autre jeune, l'une a pris en charge le petit d'une de ses propres sœurs et trois semblent bien avoir adopté un jeune sans relation de parenté. Sur dix cas d'adoption par un mâle, un seul était le fait d'un père s'occupant de sa progéniture après le décès de la mère.
Pourquoi adopter un petit ? Pour le parent, l'investissement est lourd. Porter un jeune n'est pas un mince effort chez ces chimpanzés de Taï, qui parcourent en moyenne huit kilomètres par jour. Par ailleurs, adopter un petit peut devenir un handicap pour un mâle dans cette société hiérarchisée. Le rivaux savent en effet profiter de la situation et s'attaquent aux jeunes adoptés pour harceler leur protecteur. Ulysse a fini ainsi par craquer, abandonnant Bonnie et Brando à leur sort.
Quel bénéfice peut en tirer le parent adoptif ? Pour un mâle, on peut invoquer l'assistance future que fournira - peut-être - le rejeton qui a ainsi été sauvé. Les auteurs notent que dans les cas observés, cela pourrait être le cas pour Ali, un orphelin adopté devenu un grand gaillard. Mais ils ne trouvent pas d'autres exemples et soulignent que cette stratégie ne vaut pas pour les femelles.
D'une manière générale, l'altruismealtruisme chez les animaux, et même chez l'homme, pose toujours problème. Pour les auteurs de l'étude, cet exemple des communautés du parc de Taï montreraient l'importance de facteurs socio-écologiques. Dans cette région, des populations importantes de léopards imposent une prédation élevée chez les chimpanzés. Plus que chez les communautés d'Afrique de l'est, l'adoption de jeunes, en garantissant leur survie, renforcerait le groupe face aux menaces qui l'entourent.