La hausse des prix du gaz, du pétrole, de l’électricité a relancé, il y a quelques mois déjà, le débat sur l’indépendance énergétique. Avec l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce débat occupe désormais le devant de la scène. Mais il est bien difficile à comprendre pour qui n’est pas familier du secteur de l’énergie. Patrick Criqui, chercheur du CNRS au Laboratoire d’économie appliqué de Grenoble (GAEL, Université Grenoble Alpes), et Dominique Vignon, en charge du pôle Énergie à l’Académie des technologies, ont accepté de partager leurs expériences de la question avec nous.
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Depuis quelques semaines, quelques mois déjà, les prix de l'énergieénergie flambent. Le gazgaz, le pétrolepétrole, l'électricité même, coûtent de plus en plus cher. En cause, notamment, nos importations d'énergies fossiles. De quoi remettre sur la table un sujet sensible, celui de notre indépendance énergétique. De manière encore plus pressante depuis le début de l'invasion de l'Ukraine par la Russie. « La question de la dépendance de l'Europe à la Russie a toujours été dans les têtes. Mais elle était lointaine, abstraite. Aujourd'hui, elle devient vitale », nous confirme Patrick Criqui, chercheur au Laboratoire d'économie appliquée de Grenoble.
Mais avant d'entrer dans le débat, il est peut-être intéressant de préciser ce que signifie exactement ce terme : l'indépendance énergétique dont tout le monde parle aujourd'hui, parfois sans réellement comprendre ce qui se cache derrière. Rappelons d'abord, très factuellement, que le taux d'indépendance énergétique d'un pays se définit comme le rapport entre sa production et sa consommation d'énergies primaires. En d'autres mots, plus un pays est capable de satisfaire lui-même à ses besoins en énergie, sans avoir à faire appel à des importations - que ce soit sous forme de sources primaires comme le gaz ou le pétrole ou sous forme d'énergie finale comme l'électricité - plus il est considéré comme indépendant. Ainsi calculé, le taux d'indépendance énergétique de la France est, depuis bien des années, proche des 55 %.
Le saviez-vous ?
Le concept d’indépendance énergétique a réellement émergé au moment du premier choc pétrolier, au début des années 1970, aux États-Unis. Dans l’après-guerre, en effet, le pays était devenu très dépendant du pétrole produit au Moyen-Orient. Et c’est Richard Nixon, alors président des États-Unis, qui lance, en novembre 1973, le « projet Indépendance ». Il vise à favoriser les sources d’énergie nationales. En envisageant, par exemple, la construction de 1.000 centrales nucléaires. Elles ne verront finalement jamais le jour.
À la même époque, en France, le président Valéry Giscard d’Estaing avait, à la suite du Plan Messmer de mars 1974, confirmé le choix du nucléaire pour réduire la dépendance de notre pays aux importations de pétrole.
Certains pays jouissent d'une forte indépendance énergétique et en particulier les grands exportateurs comme l'Arabie saoudite. Celle des États-Unis aussi, grâce à un effort massif de R&D depuis les années 1970 pour développer des techniques avancées de production de pétrole et de gaz (offshore profond, forage horizontal, etc.) et d'hydrocarbureshydrocarbures de schiste. « L'Europe a aussi connu l'indépendance énergétique à une époque », nous précise Dominique Vignon, en charge du pôle Énergie à l'Académie des technologies. « Lorsqu'elle tirait essentiellement son énergie du charbon, du boisbois et un peu de l'hydroélectricitéhydroélectricité. C'est d'abord la sortie du charbon qui a dégradé la situation. Le gaz de mer du Nordmer du Nord a permis de compenser. Pendant un temps seulement. D'autant qu'un autre coup a été porté à cette indépendance par l'arrêt de l'extraction du charbon en Allemagne. Aujourd'hui, l'Europe a réellement perdu son indépendance énergétique. Elle en est même loin. Puisqu'elle importe plus de la moitié de son énergie. Pour dire vrai, elle en importe même, en proportion, de plus en plus. »
Entre autonomie, sécurité et indépendance énergétique
Mais est-il vraiment important de retrouver une totale indépendance énergétique ? « Ce critère n'apparaît dans aucun traité européen », souligne Dominique Vignon. « Le seul critère évoqué est celui de la sécurité énergétique. » La différence est ténue. Mais elle existe.
Le nucléaire, par exemple, s'il n'assure aujourd'hui pas, littéralement parlant, l'indépendance énergétique de la France, nous apporte tout de même une certaine sécurité. « Le tout dépend beaucoup de la structure du marché. Son degré de concentration est une considération essentielle en matièrematière de vulnérabilité, de sécurité. Lorsqu'il y a une forte concurrence entre les producteurs, chacun d'entre eux a une position moins stratégique. Et vous pouvez être très dépendant d'une matière première, sans pour autant être vulnérable », nous explique Patrick Criqui. Ainsi, mesurer strictement le taux de dépendance de la France en matière d'uraniumuranium ne donne pas, ici, une juste idée du problème. Car la France se fournit aujourd'hui en uranium auprès de plus d'une dizaine de pays. Au Canada ou encore en Australie. « Ce ne sont pas des pays qui ont pour habitude de faire du chantage à l'approvisionnement », note le chercheur. « Et il est bon de rappeler que le coût de l'uranium dans la production d'électricité nucléaire est minime. C'est son enrichissement qui coûte cher. Or l'enrichissement est réalisé en France, dans d'autres pays européens ou aux États-Unis », ajoute Dominique Vignon. Ainsi le coût de la matière première uranium pourrait-il tout à fait augmenter sans impact notable sur le coût du kilowattheure nucléaire.
« La question de la sécurité énergétique doit d'abord s'entendre en autonomieautonomie de décision », poursuit Patrick Criqui. Comprenez, la capacité à déterminer soi-même sa politique énergétique, à fixer ses propres règles et ses propres objectifs. « La politique européenne a toujours été tiraillée entre trois objectifs : une énergie bon marché qui favorise le pouvoir d'achat et dope la compétitivité des industries, une énergie sûre qui donne une certaine autonomie politique et une énergie propre qui préserve l'environnement et le climatclimat. On doit penser que la transition bas carbonecarbone va faire converger ces trois objectifs. Mais sur le chemin, la réalité est plus complexe. »
Lorsque l'on considère ces objectifs deux à deux, des contradictions apparaissent. Au nom de la sécurité de l'approvisionnement, nous pourrions par exemple être tentés de nous tourner vers les ressources considérables de charbon ou de lignitelignite qui se cachent dans les sous-sols de la Pologne ou de l'Allemagne. Sans parler de l'exploitation du gaz de schistegaz de schiste. Mais l'idée est difficilement envisageable si l'on maintient l'objectif « énergie propre ». « La politique européenne a toujours été écartelée entre ces trois objectifs. Ces dernières années, la priorité a été donnée au bas prix de l'énergie et à la lutte contre le réchauffement climatiqueréchauffement climatique. La dimension "sécurité" a sans doute été négligée. Elle se rappelle aujourd'hui à nous de manière violente », commente Patrick Criqui.
Indépendance et transition énergétique, des destins liés
Il y a pourtant un grand potentiel de convergence entre ces deux derniers points. Car ce sont les énergies fossiles qui nuisent au climat. Et ce sont aussi avant tout les énergies fossiles qui rendent l'Union européenne dépendante. Elle ne dispose en effet que de 7 % des réserves mondiales de charbon, 2 % des réserves mondiales de gaz et 0,5 % des réserves mondiales de pétrole.
« Les politiques de sortie des énergies fossiles sont cohérentes avec les politiques de plus grande sécurité si ce n'est d'indépendance », nous assure Dominique Vignon. « Si on compte respecter l'objectif de neutralité carboneneutralité carbone en 2050, on peut dire avec peu de risque de se tromper que le problème de la dépendance énergétique deviendra alors un problème tout à fait mineur », confirme Patrick Criqui.
Pour nos deux experts, l'une des premières choses à faire pour l'indépendance, c'est de réduire les consommations. C'est aussi l'une des solutions évoquées par le Groupe d'expert intergouvernemental sur l'évolution du climat (GiecGiec) dans le dernier volet de son sixième rapport. « Il ne suffira probablement pas d'appeler les gens à la sobriété, à baisser leur chauffage. Pour réellement réduire nos consommations, il faudrait en passer par des mesures coercitives. Et je ne suis pas sûr que nous soyons prêts à ça. Du point de vue de l'efficacité énergétique, il faudra continuer d'investir dans l'isolationisolation ou le remplacement des chaudières », estime Dominique Vignon. Mais alors, le troisième objectif, celui d'une énergie bon marché, pourra-t-il toujours être tenu ?
L’indépendance énergétique, quoi qu’il en coûte ?
De l'avis de Dominique Vignon, « nous pouvons regagner notre indépendance énergétique. Mais cela coûterait très cher ». Dans le contexte de réchauffement climatique, en effet, l'objectif affiché est bien de réduire nos émissionsémissions de gaz à effet de serre. Pour cela, une seule véritable option : celle de l'électrification. « Toute la question, c'est de savoir quelle part nous souhaitons réserver au nucléaire et aux énergies renouvelablesénergies renouvelables. Car ceux qui feront le choix du 100 % renouvelable vont se heurter au problème coûteux de l'intermittence. » Sauf, peut-être à faire de nouvelles entorsesentorses à l'indépendance énergétique en adoptant la stratégie de l'Allemagne. « L'Allemagne prévoit de compenser l'intermittence de l'éolien et du solaire en important de l'hydrogène verthydrogène vert de pays non européens. Dans des quantités équivalentes à celles du gaz que le pays importe aujourd'hui de Russie. » Une stratégie qui devrait, tout de même, préserver une certaine sécurité énergétique puisqu'elle permet la diversification des sources. L'Allemagne pense qu'elle éviterait ainsi surtout de trop faire grimper les coûts et les prix de l'énergie.
Opter pour le 100 % renouvelable pourrait aussi poser d'autres problèmes. « Celui peu évoqué de la rareté des sols », nous signale Patrick Criqui. « Et celui à la fois des matériaux critiques et des matériaux structurels indispensables au déploiement des éolienneséoliennes et des panneaux solaires. » La question de la pressionpression exercée sur ces ressources doit en effet être examinée attentivement.
Il y a d'abord la problématique des métauxmétaux rares. « Ils ne sont pas si rares que ça », nous rappelle le chercheur. Dans la nature, on les trouve cependant à des concentrations extrêmement faibles. Résultat, leur exploitation pose des problèmes environnementaux que peu de pays sont prêts à accepter. « Nous avons de très beaux gisementsgisements de lithiumlithium en Europe. Et même en France », souligne Dominique Vignon. Mais leur exploitation ne semble pas « socialement » acceptable.
La problématique posée par les matériaux structurels est peut-être encore moins connue. « Les énergies renouvelables sont ce que l'on peut appeler des énergies diffuses. Pour les récupérer, il faut mobiliser beaucoup d'infrastructures. Au kilowattheure produit, les consommations d'acieracier et de cimentciment des éoliennes, par exemple, sont bien supérieures à celles d'une centrale nucléairecentrale nucléaire », nous explique le Patrick Criqui. « Des scénarios 100 % renouvelables à l'échelle mondiale entraîneraient une augmentation sensible de la consommation de ces matériaux. »
Si l'on met un instant de côté la problématique environnementale posée par la production de bétonbéton - la consommation d'eau et de sablesable et le fait que la production d'une seule tonne de ciment émet aujourd'hui, selon l'Agence internationale de l'énergie (AIE), 540 kgkg de dioxyde de carbonedioxyde de carbone (CO2) et que pour implanterimplanter 20.000 nouvelles éoliennes en France, il faudrait pas moins de 30 millions de tonnes de béton -, il faut reconnaître que la problématique de la dépendance à ces matériaux ne se pose pas comme celle de la dépendance aux énergies fossiles. « Si nous le voulions, nous pourrions en avoir », insiste Dominique Vignon. « Mais cela pose la délicate question de l'exploitation minière dans notre pays », remarque Patrick Criqui.
Des solutions à court, moyen et long terme
« Nous vivons un moment complètement différent de celui qui a été vécu lors des chocs pétroliers. Mais il est tout aussi déstabilisant pour l'économie énergétique mondiale. L'Europe n'a jamais réellement mis de côté la question de son indépendance. L'idée que le gaz russe pourrait constituer un outil géopolitique était latente. Mais la préoccupation n'apparaissait pas comme essentielle. Il y a eu là une erreur de vision. Une mauvaise appréciation de la situation. Et il est bien difficile aujourd'hui de savoir dans quelles conditions nous allons pouvoir sortir de cette crise », reconnaît Patrick Criqui. « Personne en Europe ne pensait vraiment que les Russes pourraient envisager de fermer les vannes. Mais la crise que nous vivons montre que nous nous sommes trompés », confirme Dominique Vignon. « L'un des enjeux majeurs à court et moyen terme sera d'apprendre à s'affranchir de la géographie des pipelinespipelines qui conduisent le gaz. Les fameux Nordstream 1 et 2 notamment. Peut-être grâce au développement de l'approvisionnement en gaz naturel liquéfiégaz naturel liquéfié, le fameux GNL qui peut se faire grâce à des terminaux méthaniersméthaniers. Avec depuis quelques années, l'utilisation d'anciens navires méthaniers reconvertis et que l'on peut envisager de déplacer d'un port à un autre », poursuit Patrick Criqui. Mais, « il faut programmer la sortie du gaz, qui est une énergie fossile. L'intermittence rend les mix électriques 100 % renouvelables sensiblement plus coûteux que des mix maintenant une part de nucléaire réalisé industriellement », nous assure Dominique Vignon.
« Si on projette dans le monde idéal de 2050, le problème est largement résolu. Nous avons tout à gagner à décarboner », conclut Patrick Criqui. « Sans plus perdre un instant. Grâce à une politique de transition qui s'articule sur des investissements stratégiques, des signaux de prix et des normes de performance qui permettront de modifier les comportements. Espérons qu'alors les différents acteurs se mobiliseront et que nous nous inscrirons définitivement sur les bonnes trajectoires. »
« Ce qui me pose souci dans l'immédiat, c'est qu'il n'existe pas vraiment de politique européenne de l'énergie », nous confie, de son côté, Dominique Vignon. « Même s'il y a peut-être une sorte de devoir moral, les traités ne prévoient pas d'obligation de solidarité, par exemple. Alors qu'adviendra-t-il, l'hiverhiver prochain, si la France a besoin d'acheter de l'électricité produite à partir de gaz en Allemagne, comme c'est le cas en périodes de pointe ? Si le gaz manque à l'Allemagne, elle choisira nécessairement de privilégier sa clientèle particulière. Les Allemands qui se chauffent largement au gaz. Et même peut-être sa clientèle industrielle. » Ainsi, à plus long terme, la mise en convergence des grandes priorités de la politique énergétique supposera aussi une plus grande solidarité européenne.