Les deux séismes du 6 février dernier, en Turquie et en Syrie, comptent déjà parmi les plus meurtriers du XXIe siècle tuant plus de 50 000 victimes et faisant table rase de milliers d'habitations. Malgré les alertes des scientifiques, le risque sismique pourtant bien connu, a-t-il été sous-estimé au regard de l'immensité des dégâts ? Sous la surface de cette région, les experts explorent ce qui se passe sous terre pour anticiper d'autres catastrophes.
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Dans la nuit du 5 au 6 février 2023, un séisme de magnitudemagnitude 7,8 sur l'échelle de Richter a frappé la Turquie et la Syrie à 4 h 17 (heure locale). Ce dernier, dont l'épicentre est situé près de Gaziantep au sud-est de la Turquie, a été suivi d'un second d'une magnitude 7,5 à 13 h 24 locale dont l'épicentre se trouvait à proximité d'Ekinözü. Des centaines de répliques ont également été ressenties dans les jours qui suivirent, dont certaines jusqu'au Liban et Chypre. Le bilan matériel et humain fait de cette catastrophe sismique l'une des plus meurtrières du XXIe siècle, avec environ 44 400 victimes en Turquie et au moins 5 950 en Syrie. Tandis qu'au moins 173 000 bâtiments ont été gravement endommagés ou totalement détruits.
La Turquie, une zone au risque sismique bien connue
La Turquie, correspondant en majeur partie à la plaque anatolienne, est située entre trois plaques tectoniques : la plaque eurasienne, la plaque africaine, et la plaque arabique. Elle est délimitée à l'est par la faille principale est-anatolienne (EAF) et au nord par la faille principale nord-anatolienne (NAF) qui a rompu sur plus de 900 kilomètres par une série de séismes en cascade d'est en ouest entre 1939 et 1999.
La NAF est bien connue pour son activité tectonique, avec une vitessevitesse de déplacement d'environ 2,4 centimètres par an. L'activité sismique historique dans la région est plus ou moins bien documentée de l'antiquité aux temps modernes. Grâce aux documents laissés par nos ancêtres, nous savons que la région a connu des groupes de séismes entre 700 et 500 ans avant J.C, puis entre 1000 et 1200 ans après J.-C. Depuis, la région a connu de nombreux tremblements de terretremblements de terre, parmi les plus dévastateurs, on compte en Turquie celui d'Erzincan (M 7,9) en 1939 ou celui d'Izmit (M 7,6) en 1999. Les avancées instrumentales des dernières décennies ont permis une compréhension plus fine de la sismicité de la région. Les dernières cartes d’aléa sismique annonçaient déjà la possibilité d'un fort séisme dans la région de Gaziantep. Selon des estimations, les ruptures en cascade le long de la NAF au XXe siècle, et les séismes historiques plus anciens connus au niveau de la mer de Marmara, laissent présager un prochain séisme autour d'une magnitude 7 dans la région d'Istanbul (cercle bleu sur la figure B).
En plus du fort aléa sismique de la région, le risque sismiquerisque sismique, c'est-à-dire, les conséquences économiques et humaines induites par un tremblement de terre, est lui aussi très élevé. C'est ce que montrent les cartes d'aléa et de risques sismiques probabilistes issues du dernier modèle ESHM20 (la région de la Turquie est en violet et en rouge sur la figure C).
Retour sur les séismes du 6 février 2023
Bien que les cartes d'aléa sismique anticipaient des mouvementsmouvements du sol extrêmement forts en cas de séisme de grande magnitude, la succession de deux séismes de très forte magnitude a surpris.
Un autre élément, moins important pour les conséquences du séisme, mais intéressant scientifiquement, est que la rupture ne s'est pas initiée sur la faille principale (EAF) mais sur une faille secondaire (cf. figure E). La rupture de celle-ci s'est ensuite transmise et propagée à la faille principale (EAF), la rompant sur un total de 300 kilomètres, en partie vers le sud-ouest (côté gauche figure E) et en partie vers le nord-est (côté droit figure E). L'ensemble de rupture sur les différents tronçons de faille s'est produit entre la surface et 20 kilomètres de profondeur, et le mouvement de bloc le long de la faille a pu atteindre localement 8 à 9 mètres (Figure E). La longueur de rupture, l'ampleur du mouvement sur la faille, et la profondeur plutôt superficielle de la rupture expliquent en grande partie les intensités ressenties et l'ampleur des dégâts associés. Cependant, des questions se posent toujours : pourquoi la rupture ne s'est-elle pas arrêtée en bout de faille secondaire comme on aurait pu l'imaginer ? Pourquoi s'est-elle transmise à la faille principale ? Comment expliquer qu'un second choc de magnitude 7,5 se soit produit seulement 9 heures après ?
La partie de la croûte terrestrecroûte terrestre qui a rompu est déjà connue pour accumuler de fortes contraintes depuis plusieurs centaines d'années, du fait des mouvements continuels de la tectonique des plaquestectonique des plaques à grande échelle. En d'autres termes, les plaques tectoniques se déplacent de manière plutôt stable dans la croûte terrestre et se déforment élastiquement. Leurs mouvements, créés par les forces de contraintes et de déformation, s'accumulent au cours du temps jusqu'à un point de rupture (ou seuil de contrainte) à partir duquel la faille se fracture puis les ondes sismiquesondes sismiques se propagent. Lors d'un séisme, les contraintes accumulées se relâchent puis déforment et « cassent » la faille. Ensuite, un nouveau cycle de chargement recommence qui mènera à l'occurrence d'un nouveau séisme dans le futur.
Les scientifiques supposent que la faille est-anatoliennefaille est-anatolienne (EAF) dans ce secteur avait accumulé beaucoup de contraintes et était proche de rompre. La rupture de la faille secondaire aurait apporté l'incrémentincrément de contrainte nécessaire pour faire basculer l'EAF vers une rupture de grande ampleur. Il aurait donc suffi d'une petite rupture sur la faille secondaire pour déstabiliser tout le système. Ce principe de contraintes accumulée et de déclenchement par une rupture voisine expliquerait également le deuxième choc de magnitude 7,5 (cf. figure E). Le premier séisme aurait pu modifier l'environnement où il se situe, et par extension, l'état de contrainte des failles à proximité. C'est le même principe que lorsqu'on appuie au centre d'une éponge gorgée d'eau : l'eau se décale sur les côtés, car la force (donc la contrainte) exercée au centre décale le liquideliquide sur les bords. Cette comparaison permet de comprendre comment le premier séisme aurait pu « charger » encore plus en contraintes la faille voisine et ainsi modifier son état jusqu'à sa rupture pour déclencher un second séisme. La magnitude de ce dernier pourrait s'expliquer par la force libérée lors du premier. En effet, un séisme de magnitude 7,5 (M 7,5) libère trente fois plus d'énergieénergie qu'un séisme de 6,5. En ce sens, plus la magnitude d'un séisme est élevée, plus l'énergie qu'il libère risque d'être assez élevée pour déclencher des répliques, voire, comme c'est le cas ici, un deuxième choc presque aussi fort.
Des dégâts d’une ampleur inattendue
Avec un bilan humain catastrophique et des centaines de milliers de bâtiments endommagés, la catastrophe de février 2023 a mis en évidence la vulnérabilité des infrastructures et des bâtiments de la région. Beaucoup d'entre eux se sont avérés ne pas être conformes aux normes parasismiquesparasismiques, y compris une partie de ceux construits après la mise à jour des normes de constructionconstruction turques en 2005, ou non suffisamment dimensionnés pour prendre en compte la qualité parfois médiocre des sols. Inquiets que des leçons ne soient pas tirées du séisme dévastateur de 1999, des architectesarchitectes turques avaient dénoncé cette situation avant le séisme. Cette situation pose le problème des politiques de préventionprévention dans des zones à risques comme la Turquie et la Syrie. Elle démontre à nouveau que les catastrophes sont à la fois naturelles et sociales, dépendant de la capacité d'une société à faire face à des aléas naturels.
Cette catastrophe est aussi révélatrice des difficultés à prendre en compte les alertes et les recommandations des experts nationaux et internationaux, ainsi qu'à maîtriser l'urbanisme dans un contexte de densification rapide ou dans une situation de guerre pour la Syrie. En raison de l'ampleur des dégâts, la mobilisation des équipes internationales, des habitants en plus des autorités locales a été nécessaire pour gérer l'urgence. Les conditions de logement temporaire, les déplacements de certaines populations et la gestion des déchetsdéchets soulignent les efforts importants qui sont encore nécessaires pour que la population reprenne une vie plus normalisée.
Comment les scientifiques peuvent savoir ce qu’il s’est passé ?
Pour comprendre ce qu'il s'est passé sous la surface de la Terre, les scientifiques se basent généralement sur deux types de données. Au sol, les données sont principalement acquises grâce à des réseaux de sismomètressismomètres ou d'accéléromètresaccéléromètres qui permettent de mesurer l'ampleur des vibrationsvibrations du sol, mais aussi de retrouver comment la rupture s'est développée spatialement et temporellement. Dans le cas des séismes de Turquie - Syrie, des valeurs extrêmes d'accélérations du sol ont été enregistrées à des endroits déjà anticipés sur les cartes d'aléa sismique. Néanmoins, des intensités de vibration moindre ont été enregistrés dans des zones loin de la rupture où de lourds dégâts ont quand même été constatés.
Les données GNSS (Global Navigation Satellite System, ou Système Global de Navigation Satellite en français) sont acquises à partir de récepteur au sol et permettent de voir et de calculer les vitesses des déplacements du sol, mais aussi des déformations de la Terre allant de quelques minutes à des dizaines d'années. Dans le cas du séisme en Turquie, la « charte des catastrophes naturellescatastrophes naturelles » a été déclenchée, ce qui a permis aux équipes scientifiques d'avoir accès aux données satellitaires de différentes agences spatiales rapidement. Le GNSSGNSS n'est pas la seule technique utilisée, l'étude de la tectonique active et de la paléosismologie (l'étude des séismes passés) sont essentielles pour renseigner sur l'activité à plus long terme des failles. C'est également grâce à cette pluridisciplinarité de mesures que les scientifiques identifient les régions du monde à fort risque sismique.
Lors d'un séisme, l'ensemble des données est centralisé sur des sites comme celui de la cellule post-sismique du CNRS-INSU, puis interprétées par les scientifiques pour retracer le dérouler des séismes.
Les récents séismes de Turquie-Syrie mettent en évidence la nécessité de mener des recherches sur les modalités de développement des ruptures de faille et le déclenchement de ruptures en cascade. Une meilleure compréhension de ces questions permettrait d'affiner les modèles de prévision sismiques. Cette région du monde, soumise à un fort risque sismique, doit rester sous haute surveillance.
Le saviez-vous ?
La cellule post-sismique du CNRS-INSU
Lorsqu’une crise sismique a lieu, la cellule post-sismique du CNRS-INSU peut être activée. L’équipe de la cellule centralise les premières données (magnitude, type de séisme, profondeur, etc.) et les diffuse à la communauté scientifique concernée via une page web ou une newsletter. Elle évalue l’intérêt scientifique du séisme (intérêt et/ou difficulté à être étudié, risque, etc.). Ensuite, elle identifie des contacts référents ou des personnes intéressées pour monter une mission de terrain sur le lieu de la crise. La cellule intervient systématiquement pour tout séisme de magnitude supérieure ou égale à 5 en France métropolitaine, ce qui fut le cas lors du séisme du Teil en Ardèche en 2019.
La cellule peut aussi intervenir pour faire l’inventaire des instruments de mesure à disposition (mobilisation des parcs d’instruments labellisés qui bénéficient de sismomètres, accéléromètres, parcs sous-marins, etc.). Cependant, les équipes ne peuvent pas systématiquement se rendre sur le terrain, en tout cas pas forcément dans les jours ou semaines qui suivent une catastrophe, comme ce fut le cas pour le séisme de Turquie-Syrie pour des raisons diplomatiques et/ou de sécurité.