Stanislas Thuret, cinéaste et navigateur professionnel, a décidé de mettre un terme à sa carrière pour des raisons écologiques. En répondant à cinq questions, il offre une perspective unique sur les défis auxquels font face les marins, et plus largement les sportifs, en matière de durabilité.


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    À 37 ans, Stanislas Thuret considère qu'il a déjà eu plusieurs vies. Après une carrière en tant qu'assistant réalisateur sur des plateaux de cinéma, il est devenu navigateurnavigateur et a participé aux courses les plus réputées au monde comme La Route du Rhum ou encore La Transat Jacques Vabre. Pourtant, sept ans et six transatlantiques plus tard, Stan a pris une décision radicale dont il parle dans son livre Réduire la voilure, paru au printemps 2024 : arrêter la course au large, pour des raisons écologiques.

    Futura : Qu’est-ce que la course au large ?

    Stanislas Thuret : La course au large, c'est tout simplement le fait de participer à des courses où l'on traverse des océans. C'est souvent en solitaire, mais parfois en équipage. C'est un sport très apprécié en France où se trouve le départ de deux courses emblématiques : Le Vendée Globe, pour un tour du monde, et La Route du Rhum, pour une transatlantique. Au niveau océanique, la proportion de courses qui font une boucle ou un aller-retour est minime, car on a encore ce rêve d'atteindre les Antilles. C'est un facteur qui entre considérablement en compte dans l’empreinte carbone de ce sport.

    Le navigateur Stanislas Thuret arrête la course au large pour des raisons écologiques. © Stanislas Thuret
    Le navigateur Stanislas Thuret arrête la course au large pour des raisons écologiques. © Stanislas Thuret

    En 2023, tu décides d'arrêter la compétition pour des raisons écologiques. Dans un sport qui avance avec l’énergie éolienne, d’où proviennent les impacts écologiques ?

    S. TT. : Si on veut rentrer très rapidement dans les chiffres, la dernière étude qu'on a au sein de la Fédération française de voile (FFV) énonce que la course au large émet en moyenne 75 000 tonnes de CO2 par an, ce qui revient à 50 kgkg d'équivalent CO2 par visiteur annuel. Alors effectivement, on avance avec le vent, mais la plupart des émissions viennent des transports, et environ un quart de la constructionconstruction des bateaux. C'est tout un écosystème qui est tourné vers la vitessevitesse et la performance. Aujourd'hui, si j'ai initialement arrêté la course pour raisons écologiques, j'y ajouterai des raisons éthiques et sociales. Nous sommes quelques centaines, quelques milliers de marins privilégiés, qui peuvent se permettre de jouer avec des ressources limitées, dans un monde dont les limites ne sont plus à démontrer - cela vaut aussi pour le vivant en général : quelques individus, pour leur petit plaisir personnel, empiètent sur les ressources du vivant actuelles et futures.

    La beauté de l’inutile a toute sa place à condition qu’elle soit soutenable

    On peut d'ailleurs faire le parallèle avec les Jeux olympiques : 10 000 athlètes consomment en deux semaines ce que consomment entre 200 000 et 300 000 Français en un an, le tout pour la gloire éphémère d'une médaille. Une phrase, que l'on retrouve à la fin de mon livre, résume très bien la situation : « La beauté de l'inutile a toute sa place à condition qu'elle soit soutenable. ». Le sport, tout comme la culture, la musique ou le cinéma, n'est pas utile à notre survie. Mais paradoxalement, nous sommes une espèce sociale, qui grandit à travers les émotions de ces récits « inutiles ». L'enjeu actuel est donc de continuer à faire rêver les gens, mais de manière soutenable, et pour y parvenir, il faut changer ce qui nous amuse, ce qui nous divertit. 

    En effet, au-delà du bilan carbone de la course au large, tu questionnes également la philosophie de la compétition sportive. Peux-tu nous en dire plus sur ta réflexion ?

    S. T. : Je suis arrivé dans le milieu de la course avec mon idéal : traverser les océans et jouer avec des amis sur l'eau. Ce qui m'a frappé, c'est de me rendre compte que ce qui rendait mes amis heureux, c'était d'écraser les autres. Quand je croise un bateau en plein océan, je me dis que c'est beau, qu'il y a un petit bout de l'humanité en équilibre sur l'eau qui avance comme il peut. Je ne me dis pas « chouette, je vais pouvoir le doubler ». Récemment, je suis tombé sur une vidéo du philosophe Albert JacquardAlbert Jacquard, qui disait que la compétition, c'est du conformisme, tout simplement. Les gens qui pensent différemment, ça fait peur, car on ne peut pas les contrôler. Donc dès l'enfance, on crée des machines sans esprit critique. C'est dommage de réduire la compétition sportive à la performance et la vitesse, et d'en retirer le côté créatif. On pourrait très bien enlever les classements, et célébrer la beauté artistique et technique, dans une joie collective. En Amérique du sud par exemple, certains peuples n'arrêtent un match de foot que lorsque l'égalité est atteinte, car il n'y a pas de victoire d'un côté sans un échec de l'autre, avec la tristesse qui va avec. Le discours qui dit de gagner à tout prix, et trouver son bonheur individuel quitte à rendre d'autres personnes malheureuses renvoie une image assez triste de notre société.

    Pourquoi on ne met pas en avant des sports soutenables ? Car il y a des enjeux financiers derrière, et que les grands médias sont bernés par la boussole de la marchandisation. Cela demande donc à chacun un effort de réflexion, ce qui est difficile quand on vit dans une époque gouvernée par la peur, et dans laquelle se voir raconter de jolies histoires, en voyant quelqu'un qui gagne par exemple, met une espèce de pansement sur des plaies bien plus profondes de notre société. Mais cette société évolue ! Il y a quelques siècles, on se divertissait en regardant des gens s'entretuer. Aujourd'hui, on regarde des gens performer pour une médaille. Peut-être que plus tard, on regardera avec une conscience encore différente. Mais une fois encore, le sport se situe au sommet de la pyramide (de Maslow, ndlr)), qui est le reflet de notre société en évolution. Donc c'est « normal » qu'on en soit là. 

    Pourquoi on ne met pas en avant des sports soutenables ? © Stanislas Thuret
    Pourquoi on ne met pas en avant des sports soutenables ? © Stanislas Thuret

    « Tous ensemble vers le meilleur, contre la pensée individualiste inhérente à la compétition » : comment envisages-tu le futur de la course au large ? Compétition sportive et écologie sont-elles compatibles ? 

    S. T. : Ce qui est certain, c'est qu'on est aujourd'hui dans une phase de transition, dans laquelle on change les modalités du jeu, certes, mais pour la même finalité. On ajoute des règles, comme considérer le bilan carbone par exemple, mais le but reste d'avoir quelqu'un qui gagne et qui écrase les autres. Ça n'a pas de sens de changer la manière de faire si on ne change pas le pourquoi on le fait. Il va falloir que la course au large se pose la question. Pourquoi aller sur les océans ? Pour gagner et connaître une gloire éphémère ? Ou bien pour témoigner son amour de la nature, de l'effort... ? Dans le second cas, pas besoin d'un système compétitif qui va surconsommer. Et ce système, jusqu'à quand est-il soutenable ? Est-on d'accord avec le fait qu'un sport soit un business ? D'ailleurs, à quel moment est-ce devenu une source de revenus ? Nous sommes déconnectés de notre réalité, de l'essentiel, de l'utile. On en revient à cette question de l'utile et de l'inutile. Je suis sorti de ce milieu car il ne coche aucune case d'un monde soutenable dans le futur. On essaye de faire rentrer un carré dans un rond, ça ne peut pas marcher.

    Depuis l’arrêt de la compétition, tu as publié un livre qui raconte ton parcours. Quelle orientation prennent tes projets désormais ? 

    S. T. : Je me suis posé une question fondamentale, qu'on devrait tous se poser : à quel besoin répond l'activité que je pratique ? Ce qui revenait très souvent dans les échanges que j'avais de la notion d'inspiration, de rêve. Le sport est politique d'une certaine manière. En tant que personne qui a du pouvoir, je dois me demander à quoi je fais rêver. Rêver au modèle non soutenable que j'ai évoqué ? Ou me mettre en quête de montrer les choses que je trouve belles, et d'encourager le vivre ensemble ?

    On devrait tous se poser cette question : à quel besoin répond l’activité que je pratique ?

    Changer de modèle nécessite de l'imagination : avant d'enclencher un quelconque changement, il faut avoir imaginé ce changement. Il faut avoir des représentations concrètes d'un futur possible, et une fois que ce sera fait, il sera alors plus simple de faire des petits choix qui vont dans ce sens, là dans la vie de tous les jours. La tentation est grande parfois, de s'isoler et de vivre en autonomieautonomie de façon vertueuse. Mais j'ai encore un peu d'énergieénergie pour montrer qu'une autre voie est possible : celle de la sobriété choisie. Les sportifs, les artistes, nous sommes là pour poser les questions - sauf qu'on se fait avoir par la gloire et par l'argentargent. C'est difficile d'interroger sa relation au monde, mais interrogeons-nous.