Les scientifiques le craignaient. Leur cauchemar est en train de devenir réalité. Une start-up vient d’annoncer avoir réalisé de premiers essais de libération de soufre dans la stratosphère. Les premiers pas vers la géoingénierie solaire. Pour Heïdi Sevestre, notre experte glaciologue, « c’est de la folie pure » Slimane Bekki, chercheur au CNRS avec lequel nous avions déjà abordé la question il y a plusieurs mois, lui, peine à y croire.


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    « Nous considérons toujours la technologie comme une sorte de magie qui va nous sauver de tout. » C'est ce que nous disait Frédéric Neyrat, un philosophe que nous avions rencontré au printemps 2021 pour réfléchir à la géoingénierie et à ses implications. Et à la lumièrelumière de l'information qui vient de tomber en cette fin d'année, son observation semble tout à fait vouloir se vérifier. Une start-upstart-up américaine baptisée Make Sunsets - comprenez, « créez des couchers de soleilsoleil » - vient d'annoncer avoir lancé des ballons météorologiques capables de libérer des particules de soufre dans la stratosphère !

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    Pour tous ceux qui n'ont pas suivi « l'affaire de la géoingénierie » depuis le début, et même peut-être pour les autres aussi, quelques explications sont sans doute nécessaires. Rappelons d'abord que derrière la géoingénierie se cache - assez mal - l'idée d'intervenir à grande échelle sur notre climat pour atténuer les conséquences du réchauffement climatique anthropique. Sans chercher à agir sur les causes de ce réchauffement. À savoir, nos émissionsémissions de gaz à effet de serre (GES). Et c'est le premier reproche que les scientifiques spécialistes du climat font à la géoingénierie. « Ces technologies détournent l'attention - et les financements - des vraies solutions pour baisser nos consommations d'énergies fossiles », nous répète Heïdi SevestreHeïdi Sevestre dont le sang n'a fait qu'un tour à la lecture de l'annonce de Make Sunsets. « Beaucoup d'entreprises poussent en direction de la géoingénierie pour ne pas affronter les causes du changement climatique », nous faisait déjà remarquer Frédéric Neyrat il y a près de deux ans. « La géoingénierie, c'est comme une sorte de voile idéologique que l'on vient jeter sur quelque chose qui bouillonne et qu'on ne veut pas voir. Et ce quelque chose, c'est la société elle-même. »

    Parmi les techniques de géoingénierie, la géoingénierie solaire est peut-être celle qui pose le plus de problèmes aux scientifiques. © visdia, Adobe Stock
    Parmi les techniques de géoingénierie, la géoingénierie solaire est peut-être celle qui pose le plus de problèmes aux scientifiques. © visdia, Adobe Stock

    Des effets pires que le réchauffement

    Autre reproche : les effets collatéraux de la géoingénierie pourraient, in fine, s'avérer plus néfastes encore que le réchauffement climatiqueréchauffement climatique qu'elle cherche à contrer. Surtout s'agissant de celle que l'on appelle la géoingénierie solaire. Celle sur laquelle mise justement Make Sunsets.

    Alors le moment est peut-être venu de revenir sur son principe. L'idée, c'est d'injecter du soufresoufre dans la stratosphère pour y produire des aérosolsaérosols qui deviendront autant de miroirsmiroirs miniatures capables de réfléchir une partie du rayonnement du soleil vers l'espace. De quoi, sur le papier au moins, refroidir efficacement la planète. Et à moindre coût. David Keith, physicienphysicien à l'université de Harvard (États-Unis) et spécialiste de la géoingénierie solaire, estime même qu'avec seulement 0,000 01 % du PIBPIB mondial, « nous pourrions recréer un âge glaciaire ».

    Sur le papier au moins ? Ou sur le papier seulement ? Parce que, pour les spécialistes comme Slimane Bekki, chercheur au CNRS que nous avions rencontré fin 2020, la géoingénierie solaire n'a rien d'une solution miracle. Il nous citait alors notamment les impacts que l'opération aurait sur le cycle de l'eau. « Des moussonsmoussons qui s'affaiblissent et se déplacent avec potentiellement des conséquences sur la vie de deux à trois milliards de personnes dans le monde. »

    <em>« De l’autre côté de l’Atlantique, des sociétés privées travaillent déjà à développer les techniques de l’injection de soufre dans la stratosphère </em>, nous racontait Slimane Bekki, chercheur au CNRS, fin 2020.<em> Mais nous pouvons tourner le problème dans tous les sens. Nous ne pouvons pas éviter de réduire nos émissions de CO<sub>2</sub>. Et quand je dis réduire, je veux dire de manière agressive. Pas de la manière marginale dont nous le faisons actuellement. Parce qu’en réalité soyez-en sûr : il n’y a pas de plan B. »</em> © Amparo Garcia, Adobe Stock
    « De l’autre côté de l’Atlantique, des sociétés privées travaillent déjà à développer les techniques de l’injection de soufre dans la stratosphère , nous racontait Slimane Bekki, chercheur au CNRS, fin 2020. Mais nous pouvons tourner le problème dans tous les sens. Nous ne pouvons pas éviter de réduire nos émissions de CO2. Et quand je dis réduire, je veux dire de manière agressive. Pas de la manière marginale dont nous le faisons actuellement. Parce qu’en réalité soyez-en sûr : il n’y a pas de plan B. » © Amparo Garcia, Adobe Stock

    Notre climat sous perfusion

    « Non contente de perturber un peu plus encore notre système climatique, la géoingénierie le met aussi littéralement sous perfusionperfusion, ajoute Heïdi Sevestre. Car une fois mise en place, la moindre interruption risquerait de considérablement augmenter les températures sur une période très courte. » Le violent rattrapage climatique qu'évoquait déjà pour nous Slimane Bekki il y a plus de deux ans : « Avec l'augmentation des émissions de dioxyde de carbonedioxyde de carbone (CO2), nous devrons injecter de plus en plus de soufre dans la stratosphère. Or plus nous injecterons de soufre, moins nous pourrons nous arrêter. Car un arrêt brutal des injections pourrait nous faire prendre 2 à 3 °C en une décennie seulement. » On comprend bien pourquoi « aucun scientifique du climat » que connaît Heïdi Sevestre « ne voit, dans la géoingénierie, une bonne idée ».

    Et avec l'annonce de Make Sunsets, c'est une crainte également déjà soulevée lors de notre rencontre avec Slimane Bekki qui fait potentiellement aujourd'hui un pas de plus vers la réalité. Une entreprise privée, sans connaissance particulière de la science et des implications possibles de ces technologies, vient de décider unilatéralement et sans consensus, de procéder à des opérations de géoingénierie. Juste parce que c'est relativement simple à mettre en œuvre. « La géoingénierie solaire est d'autant plus dangereuse qu'il n'existe pas de mécanisme de gouvernance pour l'encadrer. Il est urgent que la communauté scientifique et les décideurs s'emparent de ce problème pour faire barrage à des tests sauvages », nous confirme Heïdi Sevestre.

    Des apprentis sorciers

    En attendant, Make Sunsets se vante bel et bien d'avoir lancé, en avril dernier, deux ballons « très rudimentaires » depuis le Mexique. Sans l'approbation des autorités. Ni celle des scientifiques. Une sorte de « provocation, d'acte d'activisme ». Les ballons auraient transporté « quelques grammes de dioxyde de soufre » et devaient exploser sous la pressionpression de l'altitude. Mais personne ne sait aujourd'hui si c'est réellement arrivé. Et si oui, quel effet cela a eu sur le rayonnement solairerayonnement solaire. Parce que les ballons semblent n'avoir été équipés d'aucun système de surveillance... « Dans ses FAQ, Make Sunsets affiche sa volonté de "publier ouvertement" ses données. Mais aucune donnée n'a été publiée concernant ces deux prétendus premiers vols. Je n'en avais même jamais entendu parler. Je crois qu'ils mentent et qu'en réalité, ils n'ont injecté aucune particule de soufre dans la stratosphère. Make Sunsets n'est pas la première start-up à se lancer dans la géoingénierie solaire. Elle ne sera pas la dernière non plus. Mais globalement, pour l'heure, toutes ont tendance à proposer... du ventvent, si j'ose dire. Make Sunsets encore un peu plus que d'autres. Pas de référence. Pas de compétence. Tout cela ressemble beaucoup à une escroquerie », commente aujourd'hui pour nous Slimane Bekki.

    Dans quel but ? Tirer profit de l'opération, bien sûr. Car Make Sunsets vend d'ores et déjà 10 dollars, un « crédit refroidissement » correspondant à la libération d'un gramme de particules de soufre dans la stratosphère. Affirmant que ce gramme compense l'effet de réchauffement d'une tonne de carbone pendant un an. Affirmation complètement fantaisiste, selon Slimane Bkekki et d'autres experts scientifiques de la question.

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    David Keith, qui travaille à une expérience stratosphérique à petite échelle depuis des années, assure que la quantité de soufre potentiellement libérée dans l'atmosphèreatmosphère par les deux ballons de Make Sunsets - a priori moins de 10 grammes chacun - est dérisoire et ne représente aucun danger direct pour notre climat. Toutefois lui aussi s'inquiète de ce « développement commercial et du manque de transparencetransparence qui l'accompagne nécessairement ». Il craint que les avantages de la géoingénierie soient survendus et les risques minimisés. Et même que les sociétés continuent de vendre leurs services alors même que notre Planète se serait refroidie à des températures inférieures aux températures préindustrielles. « Ces technologies sont réellement dangereuses, conclut pour nous Heïdi Sevestre. Nous devons concentrer notre action sur ce qui compte le plus : diminuer, au plus vite et de façon globale, notre consommation d'énergies fossiles ! »