De tribunes en rapports, les tenants de la géoingénierie installent peu à peu leur vision du monde dans les esprits. Mais des scientifiques résistent encore et toujours à l’appel des fausses bonnes solutions. Heïdi Sevestre est glaciologue et elle est l’un de ceux-là. Elle nous explique pourquoi.


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    Jusqu'à très récemment, personne dans la communauté scientifique ne prenait vraiment les idées de la géoingénierie au sérieux. Mais depuis quelques mois, le sujet s'installe dans les débats autour de la lutte contre le réchauffement climatique. En deux phrases, les tenants de ce type d'intervention sont désormais capables de vous convertir. Mobiliser la technologie pour bloquer non pas réellement le réchauffement climatique, mais ses effets. La nuance est importante. Et pour comprendre pourquoi il vaut mieux ne pas s'engager sur cette voie dangereuse, probablement sans issue, c'est un peu plus long. Heïdi SevestreHeïdi Sevestre, glaciologue, a pris le temps de nous expliquer.

    Futura : Les promesses de la géoingénierie sont belles…

    Heïdi Sevestre : C'est bien là le problème. Ce ne sont que des promesses. De prime abord, on peut se dire que bloquer le rayonnement du SoleilSoleil, c'est une bonne idée. On nous recommande bien de fermer nos volets l'été, quand le soleil tape. Mais quand on rentre dans les détails des propositions de la géoingénierie, on s'aperçoit que cela ne tient pas. Que les risques sont bien trop grands. D'autant que rien ne garantit la réussite.

    Alors justement, quelles sont les principales solutions proposées par la géoingénierie ?

    Heïdi Sevestre : Avant de répondre, j'ai envie de faire une petite digression sémantique. Et de préciser que pour étudier les solutions proposées par la géoingénierie, il faudrait déjà que ce que propose la géoingénierie soit de nature à résoudre notre problème. Or, ce n'est pas le cas. Je n'ai donc pas envie de parler de « solutions ». Le rapport parle d'ailleurs de « Climate Intervention ». Le mot est habillement choisi. Dans la réalité, il n'est pas question ici d'intervenir sur le climat, mais bien, de le manipuler.

    Ceci étant posé, celle des manipulations proposées par la géoingénierie qui est incontestablement aujourd'hui la plus mise en avant, c'est la géoingénierie solaire ou la gestion du rayonnement solaire - pour les anglophones, « Solar radiation management » ou SRM. L'idée, c'est de contrôler la quantité d'énergieénergie que notre Terre reçoit du Soleil. Elle vient d'une observation faite dans les années 1990. L'éruption du mont Pinatubo avait alors eu pour effet de rafraîchir l'atmosphèreatmosphère pendant plusieurs mois. Alors des chercheurs ont imaginé qu'en injectant des sulfates ou d'autres particules dans la stratosphèrestratosphère, il serait possible de produire un effet masquant sur notre Soleil.

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    La deuxième technologie mise en avant ces derniers mois, c'est celle de ces fameux rideaux sous-marinssous-marins. Au départ, il était même question de véritables mursmurs en dur. L'idée part du constat que, surtout en AntarctiqueAntarctique, des eaux chaudes profondes viennent lécher les barrières de glacebarrières de glace par le dessous et accélérer leur fontefonte. Pour éviter cela, la géoingénierie imagine donc de tirer des rideaux de dizaines de kilomètres de long, ancrés à des centaines de mètres de profondeur.

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    Il veut construire un mur pour sauver l’humanité du « glacier de l’Apocalypse »

    Il y a également ceux qui espèrent modifier l'albédoalbédo des surfaces glacées - en ajoutant par exemple de la neige sur les calottes polaires - ou encore ceux qui veulent intervenir à la base des calottes polairescalottes polaires, créer des ancrages qui ralentiraient la fuite des glaciersglaciers vers l'océan.

    On voit assez rapidement quels pourraient être les bénéfices. Mais il y a des risques. Et le rapport publié en ce mois de juillet par l’université de Chicago (États-Unis), « Glacial Climate Intervention : a research vision » appelle, d’ailleurs, à les étudier…

    Heïdi Sevestre : C'est ce qui divise aujourd'hui la grande famille des glaciologues. Une partie de la communauté est attirée par la manne financière de la géoingénierie. Les fonds dont les géoingénieurs disposent sont stratosphériques et ils font tourner les têtes de chercheurs qui, jusqu'ici, devaient lutter dans leur quotidien pour obtenir de maigres budgets pour mener leurs travaux. Le problème, c'est que ces financements viennent de philanthropes américains ou chinois qui pensent que la technologie est la réponse à tout. « Travailler sur l'idée des rideaux sous-marins va vous permettre de cartographier les fonds de l'océan comme jamais grâce à des budgets quasiment illimités. »

    C'est la promesse qu'ils font. La curiosité intellectuelle des scientifiques aidant encore un peu, difficile pour ces derniers - on ne parle pas de la majorité, mais d'une toute petite part de la communauté qui s'interroge aujourd'hui vraiment, y compris parmi les chercheurs les plus expérimentés - de refuser. Or, tout ce que la communauté de la géoingénierie attend, c'est de pouvoir mettre des logos et des noms de glaciologues prestigieux sur ses documents. De gagner en crédit en annonçant : « Nous travaillons avec tel scientifique ou tel laboratoire de renom ». Ce travail de sape est en train de porter ses fruits. Notre communauté est sur le point d'exploser et ça fait mal au cœur. Je vois les larmeslarmes monter aux yeuxyeux de certains de mes confrères les plus réputés lorsque le sujet est abordé.

    Mais ne reste-t-il pas louable de vouloir étudier les risques de la géoingénierie ? Pour éviter de se tromper…

    Heïdi Sevestre : Il existe déjà énormément d'études et de littérature sur le sujet. Prenons l'exemple de la géoingénierie solaire. Injecter des particules dans la stratosphère, la science a démontré que c'est accepter de modifier la circulation globale de l'atmosphère et de produire un effet domino sur le cycle de l'eau. Avec des conséquences sur la moussonmousson en Asie et des régions qui vont s'assécher ou au contraire devenir bien plus humides. C'est aussi le retour en force des pluies acidesacides qui vont impacter nos océans et nos sols. Intervenir sur le rayonnement solaire, c'est également perturber la photosynthèsephotosynthèse et l'agricultureagriculture. Tout ça va coûter infiniment cher. En financements, c'est une chose. Mais le coût pour nos sociétés, pour la santé humaine, pour le vivant, sera colossal.

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    Et c'est sans parler du « termination shock ». Ce que la science annonce qu'il se passera si, après avoir mis notre climat sous perfusionperfusion, nous n'arrivions plus à réunir les financements pour continuer les injections. Nous risquons tout simplement de voir les températures bondir brusquement, de 1 à 2 °C en seulement un an ou deux !

    Concernant les projets de rideaux sous-marins, au-delà du coût - certains parlent de 80 milliards de dollars pour une installation de 80 kilomètres de long -, il faut savoir qu'il se pose de vrais problèmes de faisabilité technique. C'est déjà difficile de garder un bateau en place dans ces régions-là. Alors, comment y fixer une installation de 80 kilomètres de long ? En plus, les fonds marins dont il est question ici sont très sédimentaires. Il faudrait ancrer les rideaux avec des lests très lourds. Côté impacts, cela impliquerait de remuer les fonds et de perturber l'environnement. Et puis, les zones visées par ces rideaux sont aussi des zones d'échanges de nutrimentsnutriments, de salinitésalinité et de densité de l'eau. Ce sont des zones dans lesquelles le vivant se nourrit. Les bloquer serait comme couper la chaîne alimentairechaîne alimentaire.

    On parle là de risques dans le cas où la géoingénierie fonctionne, comprenez qu’elle réussit à limiter la fonte de la calotte glaciaire. Mais si elle devait ne pas donner les résultats escomptés ?

    Heïdi Sevestre : Certains ont posé la question. Et nous avons déjà la réponse. Regardez ce qui se passe dans l'espace aujourd'hui. Les candidats pour ramasser les débris spatiaux ne sont pas légion. Si les choses ne devaient pas fonctionner comme le prévoient les géoingénieurs, si le rideaurideau venait à se désintégrer ou commençait à dériver, trouverait-on des volontaires pour réparer les dégâts au cœur de l’Antarctique ?

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    Si les risques sont déjà connus, comment la géoingénierie parvient-elle à duper son monde pour tracer chaque jour un peu plus sa route ? Heïdi Sevestre nous en parlera dans la fin de notre entretien.