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A 1,5 million de kilomètres de la Terre, des milliers d'écrans lui font de l'ombre pour la rafraîchir un peu. © Nasa
Dans les années 2000, Isaac, jeune universitaire renommé, déjà distingué, enseignait à ses étudiants plusieurs disciplines scientifiques. Original, il préparait ses cours en se basant sur des faits réels indépendamment des idées reçues. Il ne se souciait jamais de son image, et encore moins auprès de sa hiérarchie.
Ce réchauffement climatique dont parlait le monde en 2010, date de son emprisonnement, engendrait déjà des effets néfastes. Il avait tenté de l'expliquer lors de sa dernière conférence d'homme libre donnée à l'occasion d'un sommet mondial, à Copenhague s'il se souvient bien. Soutenu par des collègues et ses étudiants, il avait expliqué devant un parterre de décideurs économiques et politiques exceptionnellement réunis que le monde devait changer, les modes de vie devaient êtres revus, faute de quoi les sept milliards d'humains que la Terre hébergeait en 2010 couraient à leur perte. Il avait cité de multiples exemples, comme le goût du caviar qui avait fait diminuer de près de 99% la population des esturgeons ou la régression des forêts, 4.040 milliers d'hectares perdus en Afrique entre 2000 et 2005, et 4.536 milliers en Amérique latine. Il avait parlé biodiversité, déjà réduite de 10% en 2010, avec la disparition d'un oiseau sur huit, un mammifère sur quatre et un amphibien sur trois. Il avait parlé des surmortalités touchant les abeilles domestiques et de la raréfaction des insectesinsectes pollinisateurs, rappelant qu'environ 30% de l'agricultureagriculture mondiale en était tributaire.
Il avait cité encore bien d'autres exemples, comme la forêt de l'île de Sumatra victime de la monoculturemonoculture intensive de palmiers à huile, utilisée dans l'alimentation, les cosmétiques et les biocarburantsbiocarburants. Entre 1998 et 2007, l'Indonésie avait officiellement étendu de 3 millions à 7 millions d'hectares ses plantations.
Son exemple avait frappé les esprits et encore plus celui du représentant indonésien. Le délégué s'était alors levé et l'avait interpellé, interrompant sa conférence. D'autres voix s'étaient également fait entendre. Ce n'était pas celles des politiques mais celles des industriels mondiaux du secteur des cosmétiques et du lobby des combustiblescombustibles fossilesfossiles. Ses adversaires étaient là. Une minorité d'industriels de pays riches voulaient le rester au détriment de tout le reste et des pays en voie de développement voulaient imiter le train de vie des nations riches.
« Ses yeux éblouis par cette lumière étrange ». © Nasa/JPL/Cornell
Sans doute qu'à Copenhague, comme souvent face à l'urgence, les chefs d'Etat s'étaient accordés à soigner les symptômessymptômes mais non les causes réelles. Sans doute lui et ses amis dérangeaient-ils avec leurs propos lucides. Des économistes confirmaient pourtant les prévisions d'Isaac. L'un d'entre eux, Sir Nicholas Stern, ancien économiste en chef de la Banque mondialeBanque mondiale, avait estimé que face au réchauffement climatique, « l'inaction pourrait coûter 5% de PNB mondial par an, voire 20% dans le scénario le plus pessimiste, tandis qu'une politique de réduction des rejets de gaz à effet de serregaz à effet de serre coûterait 1% du PNB par an ».
Isaac et ses amis n'avaient pas convaincu. Ils subirent un procès bâclé et la prison, malgré une vaguevague de protestation mondiale via une cyberpétition sur le Net.
Apocalypse now
Aujourd'hui, il sort. Pour constater. Le résultat, il l'a sous ses yeuxyeux, éblouis par cette lumièrelumière étrange qu'il avait rêvée depuis 30 ans dans l'obscurité obligatoire de sa cellule. En levant les yeux, il aperçoit d'étranges dirigeablesdirigeables qui envahissent un ciel blafard et grimpent très haut. « Incroyable, nous en sommes donc déjà là ! »
Isaac a compris. Il a devant lui la concrétisation des techniques de géo-ingénierie souvent évoquées en 2010 comme ultime recours pour diminuer les émissionsémissions à effet de serre. Il se souvient : l'idée était de placer en orbite géostationnaireorbite géostationnaire seize mille milliards de vaisseaux spatiaux ultralégers à environ 1,5 million de kilomètres de la Terre sur l'axe Terre-SoleilSoleil. Ensemble, ces engins formeraient un écran de soixante mille kilomètres de diamètre chargé de réfléchir 10% de la lumière émise par le Soleil et ainsi de refroidir la planète. « Depuis mon internement, le réchauffement a dû atteindre 4° à 5° C. » Ces dirigeables doivent sans doute larguer dans la stratosphèrestratosphère des vaisseaux capables de gagner l'espace.
Isaac aperçoit aussi des ballons-sondes géants qui projettent de fines particules dans l'airair. « C'est l'effet parasol » se souvient-il. L'idée déjà ancienne semblait inapplicable. Pourtant elle est matérialisée au-dessus de sa tête. Le concept s'inspire des irruptions volcaniques qui injectent naturellement des particules dans la stratosphère et freinent, un temps, l'effet du rayonnement solairerayonnement solaire. Un refroidissement passager dû à ces milliards de particules de dioxyde de soufre également présentes dans le carburant des avions à réaction afin d'augmenter leur diffusiondiffusion.
A l'ombre de la géo-ingénierie
Isaac marche. Il s'approche d'une forme humaine assise sur un rocher. L'homme paraît très âgé, et même épuisé. Enroulé dans une couverture de survie équipée de capteurscapteurs lumineux, il lève la tête et fixe Isaac de ses deux micro-objectifs installés comme une paire de lunettes. Ce système personnel de vision est raccordé au réseau de la PPPP (Planète Police) qui peut ainsi voir ce que voit chaque citoyen. L'homme tient à la main un décodeur de puce RFIDpuce RFID couramment implantée sous la peau de tous les humains par BBrotherNet, la multinationale mondiale qui a pris le contrôle d'InternetInternet dans les années 2020. Paradoxalement, en tant que détenu, Isaac a échappé à cette puce.
Un des multiples projets de géo-ingénierie : le catamaran imaginé par Stephen Salter. Il pompe de l'eau de mer et rejette de la vapeur d'eau qui se transformera en nébulosité réfléchissant les rayons solaires. Des milliers de ces usines à fabriquer les nuages navigueraient sur l'océan mondial et rafraîchiraient l'atmosphère. © J. MacNeill 2006
Les deux hommes commencent à bavarder et Isaac veut savoir ce que la Terre a vécu depuis qu'il n'a plus vu la lumière du Soleil. D'une voix synthétique, émise par son universal-voicephone-translator, l'homme lui répond.
« Ne m'en voulez pas si je me présente à vous dans cet état. Je suis très malade à cause de mon dernier métier. J'injectais du ferfer dans les océans. On nous disait que ça stimule la croissance du phytoplanctonphytoplancton, qui avale d'immenses quantités d'oxyde de carbonecarbone. C'est très malsain... Que vous dire ? Commençons par le pétrolepétrole. Devenu rare, il est très cher. Seuls quelques privilégiés, des Etats, peuvent l'utiliser. Notre problème majeur, en plus des bouleversements multiples dus au réchauffement de 2°C durant les années 2010-2020 puis encore de 2° au cours des années suivantes, c'est la réduction de nos émissions de dioxyde de carbonedioxyde de carbone et la protection contre le rayonnement solaire. D'abord dans l'espace avec nos vaisseaux de geoengineering puis à la surface du globe avec les AA. Euh pardon, vous ne savez pas, bien sûr. Je parle des arbo-aspirateursaspirateurs, des arbresarbres artificiels qui absorbent le CO2, une tonne par jour ! En effet, à l'exception de nos Subway Arboretums, nous n'avons plus de véritables espècesespèces en surface. D'ailleurs nous vivons tous sous terre pour nous protéger des colères climatiques, tsunamistsunamis, tempêtestempêtes, cyclonescyclones... Mais nous sommes menacés par l'explosion de nos citernes souterraines de CO2 déjà saturées. C'est pour cela que je suis remonté à la surface pour mourir comme mes ancêtres. »
Un mur autour des Etats-Unis
L'homme marque une pause. Il respire difficilement à l'aide d'un aérosolaérosol miniature dont le tube est relié directement à une micro-ouverture dans sa gorge. Il reprend.
« Notre alimentation est devenue réellement problématique. Tenez, par exemple, il n'y a plus d'abeilles. L'élévation de la température a été fatale à des cultures que nous maîtrisions depuis des milliers d'années, comme les céréalescéréales. Si la germination du riz peut se faire jusqu'à 45°, les céréales deviennent stériles au-dessus de 36°, une température largement répandue dans l'hémisphère sudhémisphère sud désormais. Nous avons vu mourir plus de 3 milliards d'entre nous, lors de terribles famines et de conflits planétaires qui ont opposé en 2020-2030 des RC (réfugiés climatiques) fuyant leurs terres arides ou inondées à des PL (Populations locales) repliées mais hyper-armées.
Le feufeu nucléaire a été utilisé, notamment lors de la guerre civile en Chine entre partisans d'une guerre avec la Russie pour s'emparer de la Sibérie devenue terre fertile et opposants à cette guerre sino-russe. Aujourd'hui, en 2040, c'est moins la population que les gaz que nous redoutons. Nous devons faire face au dégagement de milliers de tonnes de méthane et de dioxyde de carbone dû à la fontefonte du pergélisolpergélisol dans le Canada arctiquearctique, en Alaska et en Sibérie. Le total des émissions « néo-naturelles » et de gaz à effet de serre continue à augmenter. Ce qui est certain, c'est que les scénarios politico-climato-stratégiques n'étaient pas exacts malgré l'usage d'outils sophistiqués.
Malgré digues et barrages, des mégapoles situées en zones inondables, comme New York, Rotterdam, Bombay ou Shanghai, n'existent plus. Les Etats-Unis se sont repliés sur eux-mêmes en fortifiant leurs frontières par un double murmur, ave caméras infrarougeinfrarouge, détecteurs automatiques, mines anti-personnel et mitrailleuses automatiques. Cette incroyable forteresse a coûté 1.800 milliards de dollars américains (soit près de 265 milliards de dollars en monnaie de 2016, avant la grande inflation. »
L'homme s'interrompt, épuisé autant par la gravitégravité de son discours que par l'effort de parler, puis formule une ultime requêterequête. « Ramenez-moi auprès des miens, en bas, là où autrefois nous placions nos morts » lui murmure l'homme avant de laisser partir sa vie dans un dernier souffle aigu.
Isaac s'assoit auprès de lui en le regardant. Ainsi, sa première rencontre d'homme libre vient de mourir. A qui le tour ? La civilisation qu'il avait connue et espérée meilleure s'est elle aussi visiblement laissée mourir. « L'histoire se répète » se dit Isaac. Tout comme GaliléeGalilée ou Giordano BrunoGiordano Bruno - disciple de CopernicCopernic - qui avait imaginé la pluralité des mondes habités, « ils » avaient voulu tuer Isaac, lui et surtout ses idées. « Ils », qui étaient-ils ? Ce n'était plus l'église devenue inaudible. « Ils » représentaient les nouveaux dogmatiques de la productivité. Isaac se remémorait ses vieux livres d'histoire : quelque cinq siècles plus tard, après avoir emprisonné Galilée, Rome s'était timidement excusé « de l'avoir intimidé » mais n'a jamais regretté d'avoir brûlé vif Giordano Bruno.
Au bord de cette autoroute, des éoliennes récupèrent l'énergie du vent et des arbres artificiels captent le dioxyde de carbone de l'air. Vision d'artiste de l'Institution of Mechanical Engineers.
Isaac regarde le paysage sous cette étrange lumière : le ciel semble sombre comme si un voile de cendres séparait la Terre du reste de l'universunivers. Il repense à cette phrase : « d'abord les arbres disparaissent, puis les sols, puis finalement la civilisation elle-même ». Autour de lui, Isaac ne voit aucun arbre et n'aperçoit que les uniformes des policierspoliciers. A l'évidence le réchauffement climatique a eu des conséquences sociétales. Les hommes ont oublié la liberté, terrés comme des renards malades au plus profond de leurs galeries électroniques placées sous vidéo-surveillance, tous contraints d'accepter les puces RFID. Après Copenhague, le caviar, les crèmes de beauté et des choix égoïstes avaient donc dû s'imposer...
En regardant autour de lui, Isaac distingue l'entrée d'une galerie. Il charge sur ses épaules le cadavre de l'homme qu'il venait de rencontrer et se dirige vers le souterrain sous la surveillance de dizaines de micro-caméras. Au loin des singes rescapés jouent sur des ruines.