À quelques heures d'un scrutin historique, Futura s'est entretenu avec le philosophe Dominique Bourg. Au centre de l'échange, la crise climatique passée sous silence dans les débats publics. Silence lourd, dangereux, parfois interrompu par une expression qui l'est plus encore : celle d'écologie punitive.
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Futura : Peut-on dire qu’écologie et libertés individuelles sont des principes contradictoires, et comment concilier les deux ?
Dominique Bourg : En termes de flux de matièrematière et de mode de vie, il y a une forme de contradiction entre les deux. Et en même temps, la liberté, ce n'est pas seulement celle de consommer, c'est aussi celle de penser, de s'exprimer, de s'associer, de croire, etc. Mais, aujourd'hui, on ressent surtout une forme de privation de liberté dès qu'on touche la consommation de ressources matérielles.
L'idée d'une écologie punitive s'appuie là-dessus. Je ne dirais pas que l'écologie a mauvaise presse, mais on est dans une ère de post-vérité ou le mensonge en politique est devenu très commun : quand on vous dit que tout va bien et que vous n'avez ni les moyens ni l'envie de vous informer, eh bien, vous ne le faites pas.
“« Plus personne ne nie frontalement le changement climatique »”
La démagogie et l'incitation à la facilité fonctionnent très bien... au point que les gens ne réalisent pas la situation dans laquelle nous sommes : il y a eu une exception européenne depuis le mois d'avril, mais le reste du monde est frappé par des vagues de chaleur avec des habitants exposés à des températures extrêmes, sans même parler de la chaleur humide qui peut être mortelle. Les morgues du Pakistan, de l'Inde, du Mexique se sont remplies... La situation est dramatique, et nous sommes sur le point de nous mettre en marge par rapport à ces questions !
Plus personne ne nie frontalement le changement climatiquechangement climatique, mais on distingue trois discours : le premier reconnaît qu'il y a un problème, mais non que nous en soyons la cause. Le second compte sur les solutions techniques seules, et le troisième, éco-anxieux, a compris la réalité de ce qui se passe : la Terre devient moins habitable, et les flux migratoires vont enfler au cours des vingt prochaines années. Nier la réalité ne l'a jamais dissoute.
On peut imaginer que les politiques écologiques seraient mieux acceptées dans le cadre d’une démocratie participative où les citoyens sont intégrés à la prise de décision. Qu’en pensez-vous ?
D.B : Bien sûr ! On l'a vu avec la convention sur le climat... Sur les 150 citoyens mobilisés, une trentaine étaient climato-sceptiques. À la fin de leur formation par des spécialistes, il n'y en avait plus un seul, et tous ont réussi à établir des propositions pertinentes ! Ça pose aussi la question de la formation sur ces sujets.
Pour beaucoup, l’écologie semble déconnectée des enjeux sociaux et reposer sur les plus précaires...
D.B : Le 6e rapport du GIEC publié en mars 2023 est clair sur ce point : à l'échelle mondiale, 37 à 43 % d'émissionsémissions sont le fait des 10 % des plus riches. Les 50 % les plus pauvres n'émettent que 15 % des émissions mondiales.
Or, parmi les 800 millions les plus riches, il y a les Français... dont une tranche se trouve prise dans un étau infernal, car elle fait partie des plus riches à l'échelle mondiale, et des plus pauvres à l'échelle du pays. Alors oui, elle pollue, mais comment rénoverrénover sa passoire thermique et acheter une voiture électriquevoiture électrique quand on n'en a pas les moyens ?
Il est clair qu'ils ne peuvent pas assumer les changements demandés et je les comprends : si on ne leur offre pas d'aide, ils n'auront pas les moyens de changer. Si on ne les accompagne pas, il n'y aura pas de transition. Si, au contraire, on les accompagne, ils gagneront en pouvoir d'achat.
Certains pensent que l'innovation technologique pourrait résoudre nos problèmes écologiques sans nécessiter de changements radicaux de mode de vie. Quelle est votre position sur la question ?
D.B : C'est faux ! Il faut bien comprendre que nous avons une influence sur les grands flux biogéochimiques de la nature : l'eau, le carbonecarbone, l'azoteazote, le soufresoufre...
Ces activités, c'est un peu comme le cuivre dans le corps : s'il y en a trop ou pas assez, on meurt. Actuellement, le volumevolume matériel de nos activités économiques détruit l'habitabilité de la Terre ! La Planète ne supporte ni la démographie ni le volume des activités humaines.
“« Nous devons regarder la vérité en face : il n’y a pas de miracle, mais nous avons une relation infantile au technique.”
On sait capter, transporter et transformer l'énergieénergie, mais chaque étape nécessite des matériaux... donc on substitue au carbone de gigantesques flux de métauxmétaux !
Alors, l'idée qu'on peut consommer comme avant grâce à la technique, c'est une ânerie. Et le dire n'est pas être anti-technique. C'est vrai qu'il n'est pas idiot d'avoir un moteur électrique, car son rendement est très élevé par rapport à celui d'un moteur thermiquemoteur thermique, mais pour le faire fonctionner, c'est notamment au moins 80 kgkg de cuivrecuivre contre environ 20 dans les thermiques... Or, aujourd'hui, la teneur moyenne en cuivre des gisements est de 0,4 %, et ce taux va continuer de diminuer ! Nous devons regarder la vérité en face : il n'y a pas de miracle, mais nous avons une relation infantile au technique.
Les IA prennent une place de plus en plus importante dans nos sociétés. Les agents conversationnels comme ChatGPT sont rationnelles et ont une quantité d’informations à disposition. Pensez-vous qu’elles ont un rôle à jouer pour, justement, nous aider à prendre les décisions les plus rationnelles pour notre avenir ?
D.B : Nous n'avons pas besoin d'IAIA pour ça, bien qu'elle puisse être utile par ailleurs.
Si l'IA se développe au point de vous assister dans toutes vos prises de décisions, c'est comme si votre corps arrêtait toute activité physique ! Nous avons plus besoin d'une information de qualité et d'une base factuelle commune afin de débattre et prendre les meilleures décisions, ce que détruit le système contemporain d'information. Nous devons par ailleurs suivre la règle d'or : ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas que l'on te fasse.
Il s’agit désormais d’imaginer un futur écologique et désirable : quelle doit être la place du philosophe ?
D.B : C'est un sujet auquel j'ai consacré un chapitre dans mon prochain livre, Dévastation : il s'agit d'ouvrir des horizons moins sombres que ceux qui s'ouvrent immédiatement devant nous.
Le consumérisme et l'accumulation d'objets sont assez récents. Pendant longtemps, les Hommes ont tiré l'essentiel de leur plaisir de la nature. C'est ce à quoi nous devons aspirer : plus de nature, plus de sens, de solidarité, un rapport au travail différent... Mais si vous pensez que devenir pleinement humain en passe par acheter une Rolex, ça ne peut pas marcher !
Ce qu’il faut
retenir
- Dominique Bourg, né en 1953, est un philosophe franco-suisse spécialisé dans les questions environnementales. Professeur honoraire à l'université de Lausanne, il a dirigé l'Institut de politiques territoriales et d'environnement humain. Titulaire de deux doctorats et d’une habilitation en philosophie, Dominique Bourg a enseigné à l'université de technologie de Troyes et à Sciences Po Paris. Il a participé à la commission Coppens pour la Charte de l'environnement de 2005, et présidé le conseil scientifique de la Fondation Nicolas-Hulot jusqu'en 2018. Engagé politiquement, il a mené la liste « Urgence écologie » aux européennes de 2019. Auteur de nombreux ouvrages sur l'écologie, il défend une écologie intégrale et la transition vers une société durable. Son prochain livre Dévastation - La question du mal aujourd'hui paraîtra le 4 septembre prochain aux éditions Presses universitaires de France.