Beyond Epica - Oldest Ice (BE-OI), une expédition exceptionnelle à la recherche de la plus ancienne carotte de glace du monde, remontant à 1,5 million d'années dans le passé, se prépare en Antarctique. Comment organise-t-on un tel forage au cœur du continent blanc, où la température moyenne annuelle atteint -54,5 °C ? Quelles surprises nous réserve-t-il ? Catherine Ritz, glaciologue à l'Institut des géosciences de l'environnement à l'université de Grenoble et coordinatrice scientifique du projet, nous répond.
au sommaire
Il y a vingt ans, des scientifiques européens remontaient du fin fond de l'Antarctique une carotte de glace de 3,27 kilomètres de long renfermant, sous forme de bulles de gazgaz, 800.000 ans d'informations sur le climat. Ce projet nommé Epica avait toutefois laissé une question en suspens. Que s'est-il passé juste avant, entre 1,2 million d'années (Ma) et 800.000 ans, pour que le rythme des glaciationsglaciations et des périodes interglaciaires se détraque, passant d'un cycle de 40.000 ans à 100.000 ans ? Pour le savoir, les scientifiques ont monté un projet encore plus ambitieux, Beyond Epica - Oldest Ice (BE-OI). Ils comptent obtenir cette fois une carotte de 2,7 kilomètres de long retraçant 1,5 Ma d'histoire.
Après trois ans de recherche à travers les régions centrales de l'est de l'Antarctique, où repose la glace la plus épaisse et la plus âgée de la planète, ils ont enfin identifié un site à la hauteur de leurs ambitions. Un dôme de glace, baptisé Little Dome C, situé à seulement 40 kilomètres du Dôme C où le forage d'Epica avait eu lieu et où a été construite la base scientifique franco-italienne Concordia. Ce dôme de forme très allongée, très plat, s'élève à environ 3.230 mètres d'altitude par rapport au niveau zéro de référence (presque celui de la mer).
Pour Catherine Ritz, chercheuse à l'Institut des géosciences de l'environnement à l'université de Grenoble et coordinatrice scientifique du projet, Beyond Epica représente l'aboutissement de toute une carrière passée à étudier l'écoulement de la glace et l'évolution des calottes glaciairescalottes glaciaires, en particulier dans le contexte du réchauffement climatique. Elle s'intéressait notamment à « l'écoulement dans les régions très lentes, donc les dômes de glace » et travaillait déjà dans les environs du Dôme C avant que Beyond Epica ne soit lancé. « Pour moi, ce qui a été extraordinaire, c'est de participer à toutes les étapes du projet. »
Dans la première partie de cet article (en dessous de celui-ci), la glaciologue nous expliquait sur quels critères Little Dome C a été retenu pour Beyond Epica et nous parlait des hypothèses qu'on attend de tester grâce à sa glace antérieure à 800.000 ans pour comprendre la Transition du mi-Pléistocène. Elle nous donne à présent davantage de détails sur le déroulement du forage dans les années à venir, les défis, les craintes et les espoirs qu'il porteporte.
Comment forer dans le désert glacé de l'Antarctique ?
En pratique, il ne sera possible de forer que pendant l'été austral, durant un intervalle d'environ deux mois, entre mi-novembre et début février. Le reste de l'année, la température plafonne en moyenne à -54,5 °C, pouvant descendre en dessous de -80 °C en hiverhiver. L'entreprise se déroulera donc sur plusieurs années. La carotte de glace ne sera pas extraite d'un bloc, mais plutôt par section de quatre mètres de long, sur 10 centimètres de diamètre. Le forage s'enfoncera ainsi petit à petit jusqu'à 2,7 kilomètres de profondeur. « Au bout de 2.000 mètres, le carottier met une heure pour descendre et remonter », nous précise Catherine Ritz, pour nous donner une idée des délais requis.
« D'après nos calculs, cela devrait prendre quatre ans, en se laissant une année de battement », au cas où des imprévus se présenteraient. Par exemple, on ne peut exclure « le risque que le forage soit coincé et qu'il faillefaille creuser un autre trou, comme cela s'était produit pour le projet Epica. La technologie du carottagecarottage en elle-même est déjà éprouvée. C'est la même que celle utilisée pour Epica, en Antarctique (plus largement), ou encore au Groenland. » Pour forer sur plusieurs années, « les carottiers travaillent immergés dans un fluide introduit dans le trou, ici à base d'huile de coco, qui a la même densité que la glace et qui ne gèle pas ».
Tout le soutien logistique, pris en charge par l'Institut polaire français (IPEV) et le Programme national de recherche en Antarctique italien (PNRA), vient de la base Concordia, elle-même ravitaillée depuis l'Australie, « car c'est la terreterre la plus proche de la base de Dumont-d'Urville, en Terre Adélie ». D'abord, le navire L'Astrolabe de la marine nationale rallie l'Australie et l'île de Dumont d'Urville. Puis, la cargaison est débarquée sur la base de Cap Prud'Homme, située sur le continent antarctique à cinq kilomètres de là. Enfin, un convoi parcourt les plus de 1.000 kilomètres séparant Cap Prud'Homme de Concordia.
Le forage devrait démarrer en 2021, mais il faudra prendre son mal en patience pour obtenir les premiers résultats car c'est la glace du fond qui intéresse les scientifiques pour explorer l'évolution du climat durant la Transition du mi-Pléistocène. Les couches les plus âgées, au-delà des 800.000 ans d'Epica, sont compressées dans les derniers 200 à 300 mètres de glace et ne seront atteintes qu'en 2024.
Une course amicale
Remonter le temps à travers les carottes de glace, en particulier pour étudier les cycles glaciaires-interglaciaires et la Transition du mi-Pléistocène, est un « projet phare en sciences de la terre ». Les Européens sont loin d'être les seuls sur le coup, mais « nous sommes bien contents d'être les premiers à avoir choisi un site, confie Catherine Ritz. Il y a un petit aspect course, mais il y aussi un consensus, car on sait qu'il faudra plusieurs forages, au moins deux. Nous en avons fait l'expérience au Groenland. Deux forages ont été effectués presqu'au même endroit et cela a mis en évidence des artefacts dans le premier forage ».
“La science en Antarctique est très collaborative”
« La science en Antarctique est très collaborative », poursuit la chercheuse. D'autres nations ont participé aux campagnes de cartographie dans les régions de Dôme C et de Dôme F qui ont servi à sélectionner le site du forage de Beyond Epica (voir l'article ci-dessous). « À Dôme F, les données ont été relevées par les Allemands, les Japonais et les Norvégiens. Nous avons trouvé un endroit qui nous plaît bien (Little Dome C), mais d'autres sont intéressants. Les Australiens comptent forer également dans les environs de Concordia, les Russes à Vostok, les Japonais à Dôme F, les Chinois à Dôme A. »
À quoi faut-il s'attendre ?
« Une bonne surprise, ce serait de s'être un peu trompé dans l'évaluation de l'âge », déclare Catherine Ritz. Pour Epica, les scientifiques estimaient au départ obtenir une carotte remontant à 600.000 ans, mais ont finalement pu pousser jusqu'à 800.000 ans, « donc ils étaient plutôt contents. Epica a été un grand succès. Peu d'erreurs ont été commises », à part peut-être d'avoir choisi « un site un peu trop épais », dont la base était sujette à la fontefonte.
Pour Beyond Epica, « on cherchait moins profond qu'à Concordia, puisque quand la glace est trop épaisse, on atteint le point de fusionfusion plus facilement ». Little Dome C repose sur une colline sous-glaciaire et l'épaisseur de la glace, moindre que pour Epica, atteint « seulement » 2.750 mètres. « Le fait d'avoir le forage d'Epica à proximité nous a beaucoup aidés à estimer l'âge, car on parvient à suivre les couches d'Epica à Little Dome C », grâce au radar capable de voir à l'intérieur de la glace. « La dernière couche qu'on arrive à suivre est à 366.000 ans dans le passé et à 2.000 mètres de profondeur. À partir de là, on peut extrapoler et estimer où se trouve la couche de 1,5 Ma. »
« On est à peu près sûrs d'avoir une glace de 1,5 Ma. J'ai estimé nos chances à plus de 90 %, mais on a toujours ce 10 % de risques, par exemple qu'on ait mal évalué la chaleurchaleur » à la base. Cela s'était malheureusement produit avec la carotte d'Epica : les chercheurs n'ont pas pu relever d'enregistrement climatique dans les 60 mètres du fond, devenus inexploitables. « Le principal risque est qu'on ait des couches perturbées », conclut Catherine Ritz.
“Du travail pour 20 ans”
Par contre, « ce qui a complètement changé depuis Epica, c'est l'instrumentation, souligne la glaciologue. En 20 ans, des progrès énormes ont été faits sur la technologie de mesures. Avant, il fallait couper de petits bouts de glace et les ramener en Europe pour les étudier. Maintenant, l'analyse se fait en continu. » Après extraction, les échantillons de glace seront en effet transportés à la base Concordia, où leur étude pourra commencer. Pour autant, cela n'exclut pas de les envoyer en Europe afin de procéder à des analyses plus poussées. « Je pense qu'on a du travail pour 20 ans, estime la chercheuse. L'interprétation d'Epica a duré 20 ans et livre encore des données maintenant. »
Partez sur les traces de la plus ancienne glace du monde en Antarctique (1/2)
Article de Floriane Boyer, publié le 18/05/2019
Un nouveau record à battre, une énigme à résoudre, le tout dans l'enfer blanc de l'Antarctique. Voici dans les grandes lignes ce que nous réserve Beyond Epica - Oldest Ice (BE-OI), une expédition à la recherche d'une carotte de glace remontant à 1,5 million d'années, la plus ancienne jamais sortie du sol. Comment trouve-t-on une telle gemme ? Quels secrets renferme-t-elle ? Catherine Ritz, glaciologue à l'Institut des géosciences de l'environnement à l'université de Grenoble et coordinatrice scientifique du projet, nous dit tout.
Environ vingt ans après le projet Epica (entre 1996 et 2004) et l'obtention d'une carotte de glace de 3,27 km de long, archivant 800.000 ans d'histoire climatique, la plus ancienne à ce jour, le désertdésert glacé de l'Antarctique est à nouveau le décor d'une quête palpitante. Cette fois, les scientifiques européens de Beyond Epica - Oldest Ice (BE-OI) ont en ligne de mire une machine temporelle de 2,7 km de long qui devrait nous propulser 1,5 million d'années (Ma) en arrière. Il faut dire que Epica avait laissé les chercheurs un peu sur leur faim, en s'arrêtant juste avant la Transition du mi-Pléistocène, il y a environ 900.000 ans, qui a vu le rythme des cycles glaciaires et interglaciaires basculer de 40.000 à 100.000 ans.
Lors de l'Assemblée générale de l'Union européenne des géosciences (EGU) le 9 avril dernier, les responsables du projet, Olaf Eisen de l'Institut Alfred WegenerAlfred Wegener, Catherine Ritz de l'Institut des géosciences de l'environnement de Grenoble, ainsi que Barbara Stenni et Carlo Barbante de l'université Ca' Foscari de Venise, ont annoncé avoir localisé le site de forage idéal. L'heureux élu est un dôme de glace, baptisé Little Dome C, s'élevant en Antarctique Est à environ 3.230 m d'altitude par rapport au niveau de référence et à seulement 40 km du Dôme C, lieu du forage d'Epica, où trône depuis la base de recherche franco-italienne Concordia. Catherine Ritz estime à « plus de 90 % » les chances d'y extraire une glace de 1,5 Ma.
Comment trouver la plus ancienne glace du monde ?
Il a fallu trois ans de cartographie radar (par avion et au sol) du socle rocheux et des couches de glace, de modélisationsmodélisations et d'observations, afin de mettre le doigt sur le meilleur site. Les recherches se sont concentrées autour du Dôme Charlie (ou Dôme C) et du Dôme Fuji (ou Dôme F), à 2.000 km du premier. Au total, les dameuses (véhicules sur chenilleschenilles conçus pour rouler sur la neige) tirant les radars ont parcouru 5.000 km pour quadriller les deux régions. De petits forages (jusqu'à 400 mètres de profondeur) ont été réalisés pour appuyer l'imagerie radar.
Little Dome C a été sélectionné car il remplissait une multitude de critères, parmi lesquels une surface plate et une épaisseur de glace inférieure à 2.800 mètres. Au-delà, « on voit apparaître des lacs de sous-surface » et on prend le risque que les couches les plus profondes, c'est-à-dire les plus anciennes, fondent à cause de « l'effet isolant des kilomètres de glace au-dessus » et « de la chaleur émanant de l'intérieur de la Terre à travers le socle rocheux », explique Catherine Ritz. À Concordia, la fonte au niveau du socle grignote « presque 1 mm [de glace] par an », selon la chercheuse. Grâce à une résolutionrésolution des couches supérieure à Epica, atteignant 10.000 ans par mètre, la glace de Beyond-Epica, même moins profonde, peut être plus âgée.
Le saviez-vous ?
Le continent antarctique tel que nous le connaissons existe depuis environ 30 millions d'années.
Pour pouvoir lire les couches de glace, celles-ci doivent être bien stratifiées, ce qui requiert entre autres un faible écoulement car ce processus est capable de les mélanger. L'empilement des couches est visible sur les images radar. À Little Dome C, le radar n'a malheureusement pas vu « les derniers 200 mètres » où sont tassées les couches les plus anciennes, nous indique Catherine Ritz. Les chercheurs retourneront sur le site l'été prochain (en fin d'année) pour effectuer des mesures complémentaires, avec notamment « un nouveau radar développé exprès » pour voir les couches du fond.
« D'après les calculs, le 1,5 Ma est à 80 mètres au-dessus du socle rocheux », lui-même situé à 2.750 mètres de profondeur. Il existe « sûrement d'autres endroits » où extraire une glace aussi ancienne, mais peu bénéficient d'une base à proximité et de sa logistique. Entre Concordia et Little Dome C, « on fait l'aller-retour dans la journée avec un véhicule de surface qui va à 15 km/h », précise Catherine Ritz. Trouver de la glace encore plus vieille n'est pas impossible, d'autres chercheurs l'ont déjà fait, mais « en tirer un enseignement climatique sera très compliqué ».
Une fenêtre sur le climat passé et futur
L'objectif de Beyond-Epica est avant tout de comprendre ce qu'il s'est passé durant la Transition du mi-Pléistocène, entre 1,2 Ma et 800.000 ans. L'alternance des glaciations et des périodes interglaciaires, influencée par les variations périodiques de l'orbiteorbite terrestre, est passée de cycles de 40.000 ans à des cycles de 100.000 ans « plus longs et plus extrêmes. Tant qu'on ne sait pas pourquoi, on manque quelque chose sur le fonctionnement de la machine Terre », déclare Catherine Ritz.
Les chercheurs ont deux grandes hypothèses pour expliquer ce revirement. La première suppose que la concentration en dioxyde de carbonedioxyde de carbone (CO2), en baisse à cette époque, a poussé « le système à réagir différemment. C'est une question intéressante, car maintenant on a l'inverse » avec les émissions d'origine anthropique, fait remarquer la glaciologue. La deuxième théorie suggère que le cycle s'est allongé : les calottes glaciaires étaient « plus plates et glissaient plus vite » avant la Transition du mi-Pléistocène car elles reposaient sur des sédimentssédiments, puis elles sont devenues « plus stables », donc « plus grosses », lorsque tous les sédiments ont été jetés dans la mer.
Grâce aux bulles de gaz emprisonnées dans la glace de Beyond-Epica, les chercheurs espèrent évaluer le rôle qu'ont joué les gaz à effet de serre dans le phénomène. Dans la carotte d'Epica, décrivant les cycles de 100.000 ans, ils avaient observé que des concentrations de CO2 et de méthane élevées dans l'atmosphèreatmosphère correspondaient à des périodes de réchauffement (dites interglaciaires), tandis que les taux diminuaient pendant les glaciations. Bien qu'Epica soit la seule carotte remontant jusqu'à 800.000 ans, ces résultats sont « assez robustes » car corroborés par des forages de diverses profondeurs, explique Christine Ritz : 600.000 ans à Dôme Fuji, 400.000 ans à Vostok, par exemple. Le but est de vérifier « si cette relation entre gaz à effet de serregaz à effet de serre et température marche aussi sur le cycle de 40.000 ans ».
« Les carottes de glace sont un outil extraordinaire pour comprendre comment la Terre a fonctionné dans le passé, car elles enregistrent à la fois la température et la composition de l'atmosphère. » C'est aussi crucial pour prédire l'évolution future du climat, car les « modèles sont calibrés sur le présent. Les calibrer sur le passé permet d'avoir des configurations très différentes par rapport à l'actuel » qui reflètent mieux les bouleversements que risque d'engendrer le changement climatique, souligne la glaciologue.
Les premiers résultats de Beyond-Epica, et donc les premiers éléments de réponse à l'énigme de la Transition du mi-Pléistocène, ne sont pas attendus avant 2025, puisque les couches qui les renferment sont les plus profondes et ne seront atteintes qu'en 2024.
Ce qu’il faut
retenir
- Le projet européen Beyond Epica - Oldest Ice (BE-OI) vise à récupérer une carotte de glace remontant à 1,5 million d'années (Ma) en Antarctique.
- Un site de forage idéal a été identifié : un dôme de glace appelé Little Dome C.
- Les bulles d'air piégées dans la glace révéleront les niveaux de gaz à effet de serre dans l'atmosphère et leur rôle dans le climat passé.
- Le projet répondra à des questions laissées en suspens par Epica, qui avait obtenu en 2004 une carotte atteignant 800.000 ans, juste avant l'allongement encore inexpliqué des cycles glaciaires-interglaciaires, passés de 40.000 à 100.000 ans durant ce que l'on nomme la Transition du mi-Pléistocène (1,2 Ma à 800.000 ans).
- Le forage devrait débuter en 2021 et accoucher de ses premiers résultats en 2025.