Après avoir évoqué dans le volet 1, le monde méconnu des insectes — un monde qui, hélas, traîne une mauvaise réputation, dont on se méfie mais sans lequel nous ne pourrions vivre —, notre deuxième volet s'intéresse aux conséquences dramatiques de la disparition en cours des insectes, sur notre nourriture, et sur les équilibres indispensables entre tous les êtres vivants, dont ils sont à la base. Le troisième et dernier volet explorera l'entomoculture, qui est l'élevage des insectes dans le but alimentaire.
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Le plus probable est que beaucoup d'insectes vont disparaître avant même que l'on fasse réellement connaissance.
Il est bien entendu difficile de mesurer exactement le déclin, ou la disparition de ce que l'on connaît fort peu, on ne peut que l'approcher par des mesures indirectes. Du coup, cette imprécision fait le lit des sceptiques ou indifférents qui estiment qu'ils peuvent dormir tranquilles tant que les experts se querellent sur les chiffres.
D'ailleurs il n'est pas besoin d'être expert pour constater que le pare-brise de sa voiture reste relativement propre quand on traverse la France l'été, alors qu'il y a 50 ans, il fallait impérativement le laver chaque fois que l'on prenait de l'essence ! C'est évidemment de la « science de comptoir » car bien d'autres facteurs entrent en compte : l'aérodynamisme des voituresvoitures, l'éclairage des routes la nuit, la tonte des bas-côtés des routes et autoroutes ou l’artificialisation de leurs abords, etc., mais il est quand même difficile pour les « juilletistes » et les « aoûtiens » de soutenir qu'il y a davantage de biodiversité autour de l'autoroute du Sud ! D'ailleurs, un scientifique danois dit avoir concrètement mesuré 90 % de salissure en moins sur son pare-brise en 20 ans... Une étude participative menée sur les plaques d'immatriculation des voitures anglaises sur des millions de kilomètres parcourus montre une réduction de 60 % des insectes volants entre 2004 et 2021. Notons que ces observations empiriques ne concernent que les insectes volants, ceux qui vivent dans la terre disparaissent dans l'indifférence générale.
En fait, c'est l’ensemble de la biodiversité qui est en fort déclin à cause de l'action de l'Homme. On estime que la biomasse actuelle des mammifères terrestres sauvages est d'environ sept fois inférieure à ce qu'elle était il y a quelques milliers d'années. Elle est dorénavant largement dépassée par la biomasse du cheptel domestique, dominé par les bovins et les porcins. Il en va de même pour les oiseaux : la biomasse des volailles domestiques est dorénavant environ trois fois plus élevée que celle des oiseaux sauvages. La chasse intensive à la baleine et l'exploitation d'autres mammifères marins ont également entraîné une diminution d'environ cinq fois de la biomasse mondiale des mammifères marins. Voir à ce sujet mon article sur la disparition des poissons.
Voici quelques chiffres qui donnent une idée de l'ampleur du problème actuel de la disparition des insectes :
- Une étude publiée dans la revue Biological Conservation en 2019 a révélé que près de 40 % des espècesespèces d'insectes sont en déclin dans le monde entier.
- Le rapport de l'Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agricultureagriculture (FAOFAO) publié en 2020 a indiqué que la population d'insectes pollinisateurs, tels que les abeilles, a diminué de 20 % dans le monde entier au cours des deux dernières décennies. D'une manière générale, on dispose de davantage de chiffres sur les abeilles que sur les autres insectes, car elles font l'objet d'élevage, et du coup les apiculteurs sont évidemment très actifs sur ce dossier !
- En Allemagne, une étude réalisée entre 2008 et 2017 a révélé une baisse de 76 % de la biomasse des insectes volants dans les zones protégées.
- Au Royaume-Uni, une étude menée entre 1980 et 2013 a montré une diminution de 30 % de la population d'insectes.
- En France, une étude réalisée en 2020 par le Muséum national d'histoire naturelleMuséum national d'histoire naturelle et l'Office français de la biodiversité a montré une baisse de 34 % de la biomasse des insectes volants en l'espace de dix ans.
- Une autre étude publiée en 2021 dans la revue Global Change Biology a montré que les populations de papillons ont diminué de 1,6 % par an en moyenne en Europe entre 1990 et 2018.
Le fait que l'on passe allègrement de 20 à 30 %, de 40 ou 76 % ne doit pas faire penser que ces études ne sont pas sérieuses. La tendance au déclin est bien là, même si nous ne pouvons pas la mesurer avec précision. Ne rien faire en attendant de disposer de chiffres plus fiables et réguliers serait irresponsable.
Or, c'est à peu près ce que l'on fait : rien ! On poursuit tranquillement les pratiques agricoles les plus agressives (insecticidesinsecticides, fongicidesfongicides, herbicidesherbicides, etc.) qui rendent la vie de plus en plus problématique, à la fois aux insectes réputés « nuisibles » qu'aux « auxiliaires de culture ». En particulier aux pollinisateurs, qui nous sont pourtant indispensables pour notre simple survie.
Indépendamment des insecticides, l'agriculture « moderne » rend souvent la vie impossible à la faunefaune d'origine : le labourlabour éradique les animaux terrestres, tandis que la déforestationdéforestation, la disparition des haies et l'assèchement des zones humideszones humides rendent impossible la survie et la reproduction des insectes volants. Et la pollution lumineuse termine le job chaque nuit !
Et le réchauffement climatiqueréchauffement climatique va encore accélérer le processus. On constate que les insectes disparaissent, non seulement dans les zones d'agriculture intensive, mais aussi dans les forêts, où on ne peut pas incriminer les agriculteurs. Ils y meurent aussi, ou n'arrivent plus à se reproduire, parce qu'il y fait trop chaud ou trop sec pour eux, habitués qu'ils sont à l'ombre et l'humidité protectrices.
Déjà, comment mettre en œuvre des pratiques écologiques dans les champs, quand on sait que tous les insectes auxiliaires de culture, en particulier ceux qui se nourrissent des insectes phytophagesphytophages, qui eux-mêmes mangent des plantes, ont besoin des haieshaies à au moins une période de leur cycle de vie ? En tous les cas, il faudrait commencer par arrêter de déforester, et surtout replanter des arbresarbres partout, 1 000 milliards d'arbres dans le monde, dont 1 milliard en France rapidement, comme je l'ai détaillé dans mon dossier récent « Planter un milliard d’arbres en France d'ici 2030 : est-ce possible et souhaitable ? »
Notons qu'il est difficile d'attribuer une cause unique, et même de déterminer la cause principale du déclin, car souvent on est influencé par les modes ou les inquiétudes en vigueur dans son pays ou sa culture. Et l'administration d'une preuve irréfutable est en général impossible.
Le plus probable est donc que cet engrenage funeste va se poursuivre. Avec une baisse moyenne estimée à -2 % par an, on risque carrément une disparition pure et simple des insectes au cours de ce XXIe siècle, aux conséquences carrément désastreuses. Ce sera nettement pire de ne plus avoir d'insectes du tout que de supporter les dégâts des insectes prédateurs.
D'où le débat, très important, entre les tenants du « land sparing » et du « land sharing ». Vaut-il mieux faire de l'agriculture très intensive, pour y consacrer un minimum de terres, et protéger le plus possible de terres plus « naturelles », où on pourra préserver au maximum la biodiversité, ou généraliser l'agriculture moins intensive (en particulier la bio), à moindre rendement, ce qui laissera beaucoup moins de surfaces naturelles ? Rappelons, par exemple, qu'en France, depuis 20 ans les rendements de bléblé « intensif » stagnent autour de 75 quintaux par hectare, avec des variabilités climatiques, tandis que le blé bio stagne lui aussi autour de 35 quintaux par hectare.
Il y a nettement plus d'insectes dans les champs de blé bio, mais il faut cultiver deux fois plus de champs pour produire la même quantité de blé... et nous sommes 8 milliards d'humains à nourrir sur la Planète. Or, même si les Occidentaux baissent fortement leur consommation de viande et que l'on gâche moins, il faudra impérativement continuer à augmenter la production agricole mondiale.
À quoi servent les insectes, peut-on vivre sans eux ?
Quand on est (légitimement) énervé par les moustiquesmoustiques et les puces dans sa chambre à coucher, les punaises et les blattes dans sa cuisine, les puceronspucerons (ou les fourmisfourmis qui les élèvent), doryphores, araignéesaraignées, teignesteignes ou piérides dans son jardin potager, on peut finir par souhaiter la disparition de nombreux insectes pour vivre en paix. Mais justement, c'est impossible, car les bénéfices que nous tirons des insectes sont nettement supérieurs aux dégâts qu'ils nous infligent, et que c'est très difficile de se séparer des « nuisibles » sans affecter les « utiles ». D'ailleurs, qui sommes-nous pour déclarer ainsi que certains êtres vivants sont intrinsèquement bons ou mauvais ? Ils ont tous une place dans l'équilibre des êtres vivants, dont nous faisons partie intégrante !
Pour commencer par le plus visible, les insectes pollinisateurs passent leur vie à polliniser les fleurs. Les abeilles bien sûr, très populaires car on apprécie leur miel au petit déjeuner, mais aussi bourdons, guêpes, papillons, mouches, etc. (il y aurait plus de 200 000 espèces d'animaux pollinisateurs !). La plupart des plantes que nous mangeons (près de 85 %) ont besoin de cette pollinisation pour vivre : presque tous les fruits (pommes, abricotsabricots, cerisescerises, fraisesfraises, framboisesframboises, etc.), des légumes (courgettescourgettes, tomatestomates, salades, etc.), mais aussi les radisradis, les choux, les navetsnavets, les carottescarottes, les oignonsoignons, les poireaux, le thym, l'huile de tournesoltournesol ou de colza, et même le café et le chocolat ! Sans pollinisateurs, pour faire bref, il ne nous restera plus que le blé, le maïsmaïs et le riz, des repas somme toute assez déprimants, et, accessoirement, plus grand-chose à mettre dans nos pots de fleurs. La « valeur économique » de cette pollinisation gratuite a été estimée à environ 235 milliards de dollars par an !
En Chine, on en est bien arrivé à tenter de polliniser à la main, avec des cotons tiges imbibés de pollenpollen, mais, indépendamment du coût d'une telle opération, comment remplacer efficacement toutes ces ouvrières si nombreuses et dures à la tâche, même dans les pays asiatiques où la main d'œuvre est abondante et mal payée ! Songeons qu'une abeille visite 250 fleurs en une heure, y compris dans les endroits les plus inaccessibles, et une ruche peut traiter à elle seule 3 à 5 millions de fleurs en une journée.
D'autres expériences consistent à polliniser via des drones, belle utopie sans grand avenir non plus. On tente aussi d'améliorer encore cette substitution via des mini robots pollinisateurs. Mais on n'en aura jamais des centaines de millions à disposition !
En Californie, par exemple, on estime que, pour être efficace, il faut implanterimplanter six à dix ruches - soit quelque 300 000 abeilles - pour polliniser un hectare d'amandiersamandiers. C'est là que se produisent 80 % des amandesamandes récoltées dans le monde : ils en sont à 500 000 hectares et ils ont donc besoin de 1 à 2 millions de ruches en même temps sur la période très brève de la floraison (environ 15 jours). Inutile de dire qu'ils vont les chercher de plus en plus loin, sur tout le territoire des USA et même au Canada ! C'est une véritable noria de camions qui sillonne les autoroutes pour transporter carrément entre la moitié et les deux tiers des ruches de cet immense pays, louées 220 $ chacune. On ne peut tout simplement pas imaginer faire le job avec des dizaines de millions de robotsrobots pollinisateurs ! J'ai détaillé ce point dans l'article : « Ce qui se cache derrière le lait d’amandes ».
Des études publiées dans la revue Sciences en 2016 ont avancé que l'abondance des pollinisateurs constitue le critère le plus pertinent pour expliquer celle des récoltes, loin devant d'autres variables comme la date et la densité de semis, la lutte contre les ravageurs, ou la disponibilité en l'eau. Elle peut faire varier les récoltes de 53 %, surtout si on dispose non pas d'une seule espèce de pollinisateur, mais de plusieurs (il n'y a pas que les abeilles mellifèresmellifères dans la vie !).
D'ores et déjà des scientifiques de l’université d’Harvard ont a pu évaluer à au moins 500 000 morts annuels prématurés par an les conséquences sur l'alimentation et la santé attribuables au déclin des insectes pollinisateurs et aux conséquences en termes de raréfaction et de renchérissement des fruits, légumes et de consommation insuffisante des aliments les plus sains... Or la disparition de l'ensemble des insectes pollinisateurs ferait baisser de 30 % en moyenne, les récoltes alimentaires mondiales.
Un deuxième rôle fondamental et vital des insectes est celui de décomposeur : lorsqu'un animal meurt ou simplement défèque, tout est décomposé et recyclé par une variété d'organismes, dont de nombreuses espèces d'insectes. Sans l'aide des décomposeursdécomposeurs, les corps morts et les défécationsdéfécations de tous ne feraient que s'empiler, ce qui serait très insalubre et nauséabond. Ceci est aussi vrai pour les plantes qui meurent. Par exemple, les larveslarves de certaines espèces de coléoptèrescoléoptères ne peuvent survivre que dans l'écorce d'un arbre en décomposition. Avec l'aide de champignonschampignons, ils transforment le boisbois mort en engrais pour de nouvelles plantes. On a d'ailleurs torts d'évacuer systématiquement la totalité des arbres lorsqu'on déforeste, en empêchant le cycle de vie normal et naturel d'aller jusqu'à la décomposition. Heureusement, dans la plupart des parcs et jardins, on laisse dorénavant les arbres morts se décomposer sur place pour favoriser la biodiversité, et le compostcompost des déchetsdéchets organiques domestiques se développe rapidement.
Un troisième rôle consiste à contrôler les pestespestes. Comme chacun sait maintenant, il ne faut pas trop tuer les araignées car elles mangent une quantité de moustiques, et chaque coccinelle peut manger une centaine de pucerons par jour. La libellulelibellule, le scarabée, la mante religieuse, la fourmi, la punaise, la mouche, etc. jouent le même rôle.
Parfois appelée « le tigretigre de l'herbe » en raison de ses mœurs voraces, la Mante religieuse, surnommée « le tigre de l'herbe » se nourrit d'insectes vivants (criquets, sauterellessauterelles, papillons, mouches, etc.) qu'elle attrape avec ses pattes avant et immobilise avant de les dévorer.
Au-delà de ces « affaires » qui se passent entre insectes, la disparition de ces derniers va compromettre l'existence de très nombreuses autres espèces qui s'en nourrissent. Les oiseaux insectivoresinsectivores bien entendu : hirondelle, merle, moineau, chardonneret, pivert, rossignol, alouette, étourneau, grive, etc. Il est significatif de constater que les rares hirondelles qui nous restent ont plutôt tendance à vivre près des villes, où elles trouvent encore quelques insectes à manger, que dans les plaines céréalières, lesquelles pour elles sont devenues de véritables désertsdéserts...
Il y a aussi des reptilesreptiles insectivores : lézard, salamandre, serpent, etc. Des mammifères : chauve-sourischauve-souris, hérisson, fourmilierfourmilier, taupe, souris, musaraigne, etc. Des amphibiensamphibiens : grenouille, crapaud, tritontriton, etc. Des poissonspoissons : carpescarpes, truitestruites, etc. Et même les plantes insectivores ! Et bien entendu, on peut ensuite remonter dans la chaîne du vivant, avec tous les animaux qui se nourrissent de ces derniers.
Bref, pour notre simple survie, gardons encore un peu d'insectes ! Gardons encore un peu d'insectes, ne les détruisons pas tous avant même de les avoir connus... et commençons à les élever pour améliorer notre alimentation, comme on le verra dans le chapitre suivant.