L'Europe est à la veille de signer un accord commercial de libre-échange avec le Mercosur et ses 260 millions de consommateurs. Ce sera le plus grand accord de libre-échange qu'elle ait jamais signé. L'Allemagne, l'Espagne, l'Italie, les pays scandinaves et d’autres poussent à une signature rapide, tout comme le patronat français. Mais, les éleveurs français sont vent debout pour tenter d'empêcher la signature de cet accord qui leur sera probablement en partie défavorable et des écologistes estiment aussi qu’il provoquera un accroissement du réchauffement de la planète. Le gouvernement français les suit, mais risque de ne pas réussir à rallier les quatre pays et le tiers de la population européenne pour faire capoter l’affaire. Quels sont exactement les enjeux ?


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    La désindustrialisation de l'Europe est de plus en plus préoccupante. La fermeture récente d'usines de Michelin, en France, et de Volkswagen, en Allemagne, en témoigne.

    L’Europe doit-elle définitivement laisser l’industrie et le commerce mondial aux Chinois, Indiens et Américains ?

    La Chine et l'Inde multiplient les initiatives pour conquérir le plus de marchés possibles à travers la planète et nous allons assister dans les quatre ans qui viennent à une offensive beaucoup plus forte des entreprises américaines. Mario Draghi a bien décortiqué dans son récent rapport les maux d'une économie en plein décrochagedécrochage. Si nous ne réagissons pas en investissant massivement dans l'innovation et le commerce, il estime que l'Union européenne (UE) est promise à une « lente agonie ». « Sans action, nous devrons compromettre soit notre niveau de vie, soit notre environnement, soit notre liberté. [...] Nous devrons revoir à la baisse certaines, voire toutes nos ambitions. C'est un défi existentiel. » 

    Rappelons qu'en particulier le commerce extérieur de la France est structurellement déficitaire.

    C'est dans ce cadre qu'il faut regarder ce projet d'accord, avec des pays qui nous sont proches culturellement et promis à un vrai développement. Il s'avère indispensable pour nos industries automobiles, chimiques, pharmaceutiques, technologiques, du luxe, et même agroindustrielles. Mais il a un coût : on ne peut pas obtenir la levée des droits de douane là-bas pour nos produits sans accepter de les lever ici pour leurs produits. Et que peuvent nous vendre le Brésil, l'Argentine, l'Uruguay... ? De la viande, du jus d'orange, du sucresucre, etc. D'où le fait que cet accord ait été qualifié de « viande contre automobileautomobile ».

    Inutile de préciser donc que Volkswagen, mais aussi Renault, Peugeot, Airbus, Michelin, Sanofi, LVMH, les viticulteurs français, et bien d'autres vont pouvoir profiter de ces nouveaux marchés... Mais les éleveurs sont furieux de risquer de faire les frais de ce grand troc... et le font savoir bruyamment dans la rue... alors que ceux qui grâce à lui vont pouvoir garder leur emploi, où en trouver un, dans des entreprises qui vont pouvoir se développer en exportant mieux, ne peuvent pas le faire aujourd'hui, puisqu'ils ne sont pas encore nommément désignés. On sait ce que l'on risque de perdre, mais on ne sait pas précisément ce que l'on gagne...

    La France et l’Europe sont eux-mêmes de gros exportateurs de produits agricoles

    La France et d'autres pays européens sont mal venus pour demander de réduire ou de stopper le commerce des produits agricoles et alimentaires, car si certes nous en importons, nous en exportons aussi énormément, comme je l'ai détaillé dans mon article « Faut-il vraiment diminuer le commerce international de produits agricoles ». La France vend beaucoup de vins et spiritueux, mais aussi de céréales, de produits laitiers, de fruits et légumes et d'animaux. Nous achetons aussi énormément : du poisson, de la viande, des fruits et légumes, des huiles, et des produits exotiquesexotiques comme le café, le cacaocacao et le thé, etc. Mais... Nous vendons plus que nous n'achetons !

    Exportations et importations. © Source Agreste 
    Exportations et importations. © Source Agreste 
    Chiffres globaux du commerce extérieur agroalimentaires de la France (source : Agreste)
    Chiffres globaux du commerce extérieur agroalimentaires de la France (source : Agreste)

    Il est donc périlleux de vouloir fermer nos frontières, intérieures à l'Europe tout d'abord, car nous exportons essentiellement vers les autres pays européens... Si des importations de fruits et légumes espagnols agacent légitimement les producteurs de sud-est de la France, il ne faut pas oublier qu'à Madrid on mange pour une bonne part du pain issu de blé de Beauce, et que demain, en raison du réchauffement climatique, ce seront les Espagnols qui mangeront des tomates françaises et non plus l'inverse. Mais aussi vers le vaste monde, où nous vendons en particulier beaucoup de vins et spiritueux et de savoureux fromages.

    Il ne faut donc pas renoncer, mais aménager.

    L’accord CETA avec le Canada n’a finalement pas perturbé l’élevage européen

    En 2016-2017, la signature et la mise en œuvre de l'accord de libre-échange avec le Canada (CERA) ont déjà provoqué beaucoup d'émotions et de conflits. J'en avais fait écho en 2019 en écrivant « Sur l’accord CETA, ne pas se tromper de combat ».

    Nous avons maintenant assez de recul pour constater qu'il n'a aucunement entraîné d'invasion de viande canadienne en Europe. En 2023, seules 1 450 tonnes ont été ainsi importées, soit à peine 2 % de ce que le CETA autorisait (65 000 tonnes par an) ! La viande bovine canadienne représente aujourd'hui moins de 0,1 % de la consommation en France.

    Le Canada un exportateur de viande bovine. © Eric Dufresne, <em>Wikimedia commons</em>, CC 2.0
    Le Canada un exportateur de viande bovine. © Eric Dufresne, Wikimedia commons, CC 2.0

    En fait, ce qui a fonctionné, c'est le respect des normes sanitaires : l'Europe interdit les hormoneshormones de croissance en élevage et l'acideacide péroxuacétique en décontamination dans les abattoirs, deux produits qui sont largement utilisés outre-Atlantique. Bref, seulement 36 éleveurs canadiens sur 70 000 ont été homologués !

    En définitive, c'est même le contraire qui s'est passé : c’est nous qui avons exporté du bœuf au Canada ! Nos exportations sont passées de 1 700 à 14 000 tonnes en sept ans, plus 19 millions de tonnes de fromages (soit un peu plus de 1 % de leurs exportations mondiales).

    Le CETA, au final, a permis d'augmenter le commerce et d'enrichir les entreprises de plus dégourdies des deux côtés de l'Atlantique, en luttant activement contre la concurrence chinoise et des États-Unis, mais sans perturber aucunement l'élevage français et européen. <em>© </em>Graphique<em> Le Monde</em>
    Le CETA, au final, a permis d'augmenter le commerce et d'enrichir les entreprises de plus dégourdies des deux côtés de l'Atlantique, en luttant activement contre la concurrence chinoise et des États-Unis, mais sans perturber aucunement l'élevage français et européen. © Graphique Le Monde

    Le problème est certes beaucoup plus compliqué avec le Brésil, l'Uruguay ou l'Argentine, des pays d'élevage qui utilisent couramment nombre de produits interdits en Europe, et où on peut estimer que les contrôles sont et seront durablement beaucoup plus laxistes. Compliqué, mais pas absolument impossible, c'est vraiment dans cette voie qu'il convient de travailler maintenant en renforçant nos moyens de contrôle.

    Le Mercosur est déjà omniprésent dans l’élevage européen

    Évidemment, les 193 millions de bovins brésiliens font peur aux éleveurs français (qui, eux, n'en élèvent « que » 17 millions !). De même que les 52 millions d'Argentine et 12 millions d'Uruguay (un petit pays où on compte néanmoins quatre vaches par habitant !).

    Mais, en fait, le problème est déjà largement installé, car ce sont pour une bonne part les cultivateurs de ces pays qui nourrissent actuellement nos vaches, porcs et poulets ! On élève sur le vieux continent beaucoup plus d'animaux qu'on ne peut en nourrir, et du coup on importe massivement du soja brésilien et argentin !

    La Bretagne, par exemple, qui compte 3,3 millions d'habitants, élève 750 000 vaches, 7,3 millions de cochons, 34 millions de poules pondeuses, 125 millions de poulets et 70 millions de dindes ! 95 % de ses protéinesprotéines végétales viennent d'Amérique latine. Si on arrête ce flux massif, la principale activité économique de cette région s'effondre purement et simplement.

    La France a importé en moyenne 3,6 millions de tonnes de sojasoja par an sur la période 2012-2021 (soit 54 kilos par habitant). Pour les produire, elle a mobilisé de fait près d'un million d'hectares dans le monde, soit l'équivalent de deux de nos départements ! Ce soja vient pour les deux tiers du Brésil.

    Le Brésil est devenu, en quelques années, le premier producteur de soja au monde avec 156 millions de tonnes pour la récolte 2022-2023 (cinq fois la production européenne d'oléagineux !), sur une surface de 44 millions d'hectares (soit l'équivalent de l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas réunis). C’est « la » cause majeure de la déforestation accélérée que connaît ce pays. © Sébastien Hernandez, Adobe stock
    Le Brésil est devenu, en quelques années, le premier producteur de soja au monde avec 156 millions de tonnes pour la récolte 2022-2023 (cinq fois la production européenne d'oléagineux !), sur une surface de 44 millions d'hectares (soit l'équivalent de l'Allemagne, la Belgique et les Pays-Bas réunis). C’est « la » cause majeure de la déforestation accélérée que connaît ce pays. © Sébastien Hernandez, Adobe stock

    Donc, si une partie de notre production domestique de viande est malheureusement substituée à cause de cet accord par de la viande produite dans le Mercosur, en matièrematière de réchauffement climatique, l'effet ne sera pas considérable, car, en quelque sorte, le mal est déjà là !

    Le Brésil est de loin le plus gros producteur mondial de soja. © Statista
    Le Brésil est de loin le plus gros producteur mondial de soja. © Statista

    Certains mettent également en avant la pollution générée par les transports entre l'Amérique du Sud et le vieux continent. Mais il faut considérer que, d'une part, le transport par voie maritime est très peu réchauffant, contrairement à celui par fret aérien ou par camion, et que, d'autre part, on en économise beaucoup en transportant des carcasses d'animaux en lieu et place de la nourriture que mangent ces animaux (rappelons qu'il faut six kilos de végétaux pour produire un kilo de porc et onze kilos pour un de bœuf !).

    Si on veut réduire le réchauffement climatique causé par notre alimentation, c'est d'abord en diminuant notre consommation de viande rouge qu'on peut le faire, qu'elle soit produite en France ou au Brésil !

    Il faut aider les éleveurs à produire moins, pas à produire davantage

    Les éleveurs le reconnaissent eux-mêmes, les conséquences de cet accord ne sont pas très importantes en elles-mêmes, elles ne représenteront vraisemblablement que quelques pourcents de la production française (on parle de 1,5 % de la production européenne).

    Ce qui les rend furieux, c'est l'effet « cerise sur le gâteau ». Car, il faut bien le reconnaître, ils ne sont pas à la fête depuis plusieurs années et, après avoir reçu tant de coups : sécheresses, inondations, maladies et épidémiesépidémies, baisse des prix de vente, augmentation des coûts des intrantsintrants, promesses non tenues pour cause de dissolution, etc., le Mercosur, pour reprendre une autre expression populaire, « c'est le pompon ! ».

    Ils sont en quelque sorte dans la situation des viticulteurs des années 1960, quand chaque Français consommait en moyenne 140 litres de vin, contre 40 aujourd'hui. Malgré cette baisse historique et drastique, il y a encore des vignes en France, et le chiffre d'affaires de la viticulture n'a cessé d'augmenter ! Cette profession, avec beaucoup d'efforts et de souffrance, est entièrement passée de la quantité à la qualité. Et alors que le « litron » de rouge coûtait moins de 1 franc de l'époque, l'entrée de gamme d'aujourd'hui se situe autour des 4 euros les 75 centilitres, soit 35 fois plus !

    L'apogéeapogée de la consommation de viande et de laitages en France a été atteinte au tournant du siècle, avec près de 100 kilos de chaque par habitant, trois fois plus que dans les années 1930. Depuis, la consommation baisse, elle se situe dorénavant autour de 90 kilos de laitage et de 80 kilos de viande.

    Cette baisse n’est pas terminée évidemment ; gageons qu’elle se situera autour de 60 kilos dans les années 2050. Estimations et graphique de l’auteur. La baisse à venir est donc probablement plus importante que celle que nous avons enregistrée dans les deux dernières décennies !
    Cette baisse n’est pas terminée évidemment ; gageons qu’elle se situera autour de 60 kilos dans les années 2050. Estimations et graphique de l’auteur. La baisse à venir est donc probablement plus importante que celle que nous avons enregistrée dans les deux dernières décennies !
    <em> </em>Concrètement, alors qu'on a abattu 7,9 millions de bovins en 1961, ce chiffre a baissé à 4,3 millions en 2022 ! Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAOStat.
     Concrètement, alors qu'on a abattu 7,9 millions de bovins en 1961, ce chiffre a baissé à 4,3 millions en 2022 ! Graphique de l’auteur à partir de chiffres FAOStat.

    Il faut d'une manière ou d'une autre « sacrifier des vaches pour sauver le climatclimat », comme je l'ai détaillé dans un article récent. On élève trop d'animaux, et en plus ils sont mal répartis (voir cet autre article).

    La crise provoquée par la récente décision de Lactalis de ne plus collecter 1 milliard de litres de lait en France est un des signes récents de cette évolution inéluctable. Voir mon article « Lactalis va-t-il fermer brutalement des exploitations laitières ».

    C’est avant tout au consommateur d’agir !

    S'il veut consommer moins (que ce soit pour des raisons de réchauffement, écologiques, de bien-être animal, de diététique, philosophiques ou autres), il doit veiller à consommer local, et à rémunérer suffisamment les producteurs nationaux.

    À quand des associations de parents d'élèves qui exigent de la viande locale dans la cantine de leur école ou de leur lycée, payée correctement et équitablement, alors qu'on estime actuellement qu'environ 70 % de la viande de poulet y est importée et 40 % pour le porc ? (Voir également mon petit guide : « Restauration collective, comment s’adapter au réchauffement climatique »).

    Et le gouvernement devrait rapidement se consacrer activement à aider les éleveurs, et la plupart des agriculteurs, à passer ce cap difficile de 2024, malgré nos contraintes budgétaires actuelles. Car s'ils se découragent et ne ressèment plus, alors là ce sera vraiment le pompon !

    Mais aussi à moyen terme à accompagner efficacement la transformation de notre élevage vers une production de qualité. On ne devrait à terme élever en France que les animaux qu'on peut nourrir avec des végétaux français, majoritairement sous signe de qualité, et vendus plus chers...