Le métier d'historien des sciences est un métier astreignant, car c'est un métier... d'historien. L'histoire, et particulièrement, bien entendu, l'histoire des sciences, est une discipline universitaire à part entière, au même titre que toute autre discipline (droit, physique, chimie, littérature, etc.). Elle a par conséquent son domaine et son épistémologie propres.
Son “matériau” se trouve dans les documents écrits, publiés ou non. Le métier d'historien consiste à passer sa vie à rechercher tous les textes qui sont pertinents à un sujet, et à les redonner tous, avec rigueur, avec leurs références exactes, pour que tout lecteur puisse en vérifier l'exactitude.
Chaque discipline a ses “spécialistes” et ses “amateurs”. Les “spécialistes” sont ceux qui s'y consacrent entièrement. On ne peut être pluri-spécialiste. Celui qui se présente comme spécialiste d'une discipline se déclare par le fait comme “non spécialiste” de toutes les autres. Le grand historien Fernand Braudel l'enseigne : “La vie est trop courte pour permettre à l'un d'entre nous l'acquisition de plusieurs maîtrises. L'économiste restera économiste, le sociologue sociologue, le géographe géographe, etc. Mieux vaut sans doute qu'il en soit ainsi, ... que chacun parle sa langue maternelle et qu'il discute de ce qu'il connaît: sa boutique, son métier...” (Ecrits sur l'Histoire, L'Histoire et les autres sciences de l'Homme, 1969). La vieille sagesse l'assurait déjà : A chacun son métier, et les vaches seront bien gardées.
Les “amateurs” sont ceux qui ont “un violon d'Ingres”, dont le domaine, par définition, est limité. Limites temporelles : ils ne peuvent lui consacrer qu'une petite partie de leur temps...; limites épistémologiques : il faut passer à un autre registre que le leur propre, pour lequel ils ne sont pas outillés intellectuellement, puisqu'ils n'ont pas la formation historienne. Il n'y a aucune déconsidération à se classer dans cette catégorie. Un amateur est précieux dans la mesure où il apporte des faits, et ne prétend pas faire de commentaires, favorables ou défavorables selon ses propres préjugés. Marc Bloch, un maître reconnu en histoire, agacé par les verbiages de (trop) nombreux commentateurs, s'exclamait : “Robespierristes, antirobespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites-nous, simplement, quel fut Robespierre.” (Apologie pour l'histoire, ou Métier d'historien, 1974).
Malheureusement pour l'histoire des sciences - les cas sont nombreux ! - il y a beaucoup d' “amateurs” qui se prennent pour des “spécialistes” !
Une des principales qualités de l'historien des sciences est en effet d'être... historien!, c'est-à-dire de se projeter dans l'époque qu'il étudie, d'en recréer l'environnement culturel, scientifique, tout différent du sien. L'objectivité historique exige d'essayer de faire revivre la figure authentique du passé, à le redécouvrir et à le faire connaître tel qu'il fut, et non pas tel qu'on voudrait qu'il fût !
L'historien de la Géologie que fut François Ellenberger (1915-2000) nous engage ainsi à “renoncer au dédain apitoyé, à respecter les personnes, et surtout à comprendre les raisons d'être, en leur temps, des opinions et des théories dépassées...Pourquoi serions-nous qualitativement supérieurs à nos devanciers, proches ou lointains? Ils ont erré : nous errons aussi. Ils n'ont pas eu conscience de se tromper : nous non plus. Qu'ils nous servent donc de leçon!” (Histoire de la géologie, t.1, 1988.) “Comprendre, avant de juger. Partir du principe que s'ils se trompent, leurs erreurs procèdent d'une logique, dont nous devons retracer l'enchaînement, en tenant compte de tout le contexte”. ( Ibid., t.2, 1994. Ernest Renan (1823-1892), l'illustre compatriote breton, qui avait changé de voie d'une manière si spectaculaire, ne se permettait pas de condamner les anciens : “Les vrais hommes de progrès sont, assurait-il, ceux qui ont pour point de départ un respect profond du passé”. (Souvenirs d'enfance et de jeunesse, (1883), édit.1966). On ne devrait plus entendre des regrets stériles du genre :
“Ah ! si Cuvier avait été transformiste!...” Les pires ennemis de l'Histoire, faisait remarquer un autre maître historien, Henri Marrou, sont ceux qui connaissent déjà par avance l'histoire qu'ils vont écrire!....