au sommaire
Jean-Michel Chazine surpris en plein choc esthétique... © O.Dufourneaud/MisoolEcoresort 2007
Ethno-archéologue au Credo (Centre de Recherche et de Documentation sur l'Océanie), Jean-Michel Chazine a, explique-t-il, reçu « l'un des plus beaux chocs esthétique et intellectuel » de sa vie professionnelle en découvrant ces peintures extraordinaires.
Ami de Futura-Sciences, il nous raconte, dans un récit très vivant, comment il les a découvertes et ce qu'elles représentent. Suivez le guide et régalez-vous...
Photo 1. Des peintures réalisées dans un endroit presque inaccessible.
© J.M. Chazine/MisoolEcoresort 2007
« La vie d'un chercheur peut réserver bien des surprises... Ainsi, le 24 août dernier je reçois un mail que Serge Tcherkezoff, directeur du Credo, m'a fait suivre et disant en substance : « Nous sommes Precious Planet, une association écologique basée à Rousset (Bouches-du-Rhône) dont la vocation est la préservation de la biodiversitébiodiversité des Rajah Ampat, archipelarchipel indonésien situé à l'extrême nord ouest de la Papouasie... Nous y soutenons activement le développement d'un hôtel... Certains de nos amis viennent de découvrir grâce à l'aide de villageois papous des peintures rupestres tout à fait impressionnantes et a priori non référencées à ce jour... Quelques rapports font état de peintures a priori similaires sur l'île principale de Papouasie-Nouvelle Guinée) mais jamais dans l'archipel de Misool... Nous serions ravis de pouvoir avoir l'avis du Credo sur l'origine et éventuellement la signification de ces peintures... ».
Il n'en faut guère plus pour que je me précipite sur le plus récent des ouvrages décrivant les expressions rupestres du nord ouest de la Papouasie : Rock Art from West Papua, édité par l'Unesco d'après un travail de compilation et de photographiephotographie très complet réalisé par Philippe Delanghe (archéologue auprès de l'Unesco) et Karina Arifin (assistante à l'Université d'Indonésie) à Jakarta. Eux-mêmes ont revisité, au sens strict, les sites déjà repérés par Roeder dans les années 1930 lors de la mission scientifique pluridisciplinaire allemande Frobenius.
Leur inventaire évoque effectivement des peintures qui auraient été vues dans le secteur, dès la fin du dix-septième siècle, puis encore à la fin du dix-neuvième, par des voyageurs hollandais, mais qui n'en donnaient pas de description ni de localisation précises. Même si à première vue les deux photos fournies par Noémie Keller ressemblent à celles qui ont été répertoriées beaucoup plus à l'Est par l'Unesco, ces peintures, situées à l'extrémité sud est de l'île de Misool, n'ont donc effectivement jamais été vraiment localisées ni a fortiori enregistrées...
Photo 2. Peints au ras de la surface de l'eau, des animaux aquatiques semblent surgir de la mer.
© J.M. Chazine/MisoolEcoresort 2007
Or, heureuse coïncidence, je dois justement me rendre à Jakarta et à Balikpapan pour régler des questions administratives précisément fin novembre, au moment où cette équipe serait sur place. Mon trajet n'en sera donc simplement qu'un peu rallongé...
Mais ce détour va me réserver l'un des plus beaux chocs esthétique et intellectuel de ma vie professionnelle ! Non seulement les peintures sont passionnantes par leur variété, se différenciant presque complètement de celles que nous étudions à Bornéo, mais leurs emplacements sont littéralement époustouflants. En effet, les peintures ont été réalisées sur des parois abruptes ou des surplombs qui plongent directement dans la mer (voir Photo 1). Elles s'étagent entre un mètre et quelques dizaines de mètres en larges panneaux colorés émergeant de l'eau, avec la même vigueur que les grands poissonspoissons, thonsthons, dauphins, dugongsdugongs... etc., qui y sont représentés (voir Photo 2).
Photo 3. La disposition des animaux évoque plutôt une représentation symbolique que
des scènes de pêche réalistes. © O.Dufourneaud/MisoolEcoresort 2007
Le contrastecontraste est partout : l'océan, ici, est une immense étendue d'eau, lisse comme un miroir où les fonds coralliens semblent affleurer et s'infiltrer jusqu'aux plus profonds des fjordsfjords que les karts à cônescônes découpent en verticales échevelées. Les panneaux peints représentent essentiellement des grands animaux marins, mais le fait qu'ils soient majoritairement disposés verticalement permet de penser que ce ne sont pas des scènes de pêchepêche ou simplement réalistes, mais qu'une symbolique précise en détermine le nombre et la disposition (voir Photo 3).
De même un assez grand nombre de mains négatives (plus d'une trentaine sur quatre sites différents comprenant plusieurs panneaux) permettent de faire des comparaisons avec celles que nous étudions dans l'est de Bornéo, à plusieurs milliers de kilomètres plus à l'ouest, au-delà de Sulawesi (les Célèbes des cartes anciennes).
Photo 4. Des mains et des symboles... © J.M. Chazine/MisoolEcoresort 2007
Mais le panneau le plus extraordinaire est sans conteste celui où à côté de mains négatives et de motifs circulaires concentriques (voir Photo 4), se trouve un motif au pochoirpochoir tout à fait inédit. Là, les doigts du pouce et de l'index de deux mains sont opposés les uns aux autres formant une figure à caractère sexuel féminin explicite (voir Photo 5) dont la ressemblance avec le motif du "Yoni Hindu" est frappante.
En outre, l'application du logiciellogiciel Kalimain permet d'attribuer à une femme la main négative placée juste au-dessus, renforçant ainsi la présence ostentatoire des femmes qui ont apposé leurs empreintes sur ce panneau.
Et justement, la mise en évidence de présences féminines associées à ces peintures soulève quelques questions. En particulier, la localisation de ces panneaux peints qui ne sont accessibles qu'à partir d'une embarcation, à plusieurs heures de pagaie, a des implications anthropologiques particulières. Les observations des ethnologues nous ont appris qu'au moins en Mélanésie-Papouasie, les femmes et les hommes ont des activités bien séparées et, lorsqu'elles sont simultanées ou proches, elles sont juxtaposées et ne se mélangent pas.
Photo 5. Une affirmation évidente de la féminité... © O.Dufourneaud/MisoolEcoresort 2007
Les déplacements en embarcations d'abord, puis la réalisation de ces peintures porteuses de sens symbolique et sans doute rituelles qui devaient probablement exiger la discrétion, sont assez antinomiques. D'après ce que l'on peut reconstituer des pratiques anciennes, il est difficile de concevoir comment ces hommes et ces femmes ont pu aller de concert assez loin en pirogue, puis avoir des pratiques rituelles similaires mais distinctes. Si les femmes s'y rendaient sans les hommes, elles devaient alors le faire par prudence en nombre ou groupe suffisamment important. Cela pourrait expliquer qu'on aurait ainsi une pratique collective féminine attestée et juxtaposée à celle des hommes mais pourtant pas synchronique.
La question est de savoir ensuite si les grandes figures de poissons (thons, dauphins, barracuda ou dugongs...) sont l'œuvre des hommes seuls ou également celle des femmes. On a vu plus haut que leur position en majorité verticale, indique que l'on n'a pas à faire à une représentation explicitement réaliste, mais à une figuration pour le moins allégorique. Combinées ou associées, ces images ont pu correspondre à des récits mythiques ou incantatoires invoquant certainement les esprits incarnés par ces animaux. Quelques signes non figuratifs réalisés soit à proximité soit postérieurement (voir Photo 6), confirment une fonction rituelle pour ces sites. Ceci d'autant qu'ils sont assez concentrés, puisqu'à quelques kilomètres seulement les uns des autres. Les repérages effectués n'en ont pas encore localisés beaucoup.
Photo 6. Des dessins comme ceux-ci font penser que ce site devait remplir une fonction rituelle.
© O.Dufourneaud/MisoolEcoresort 2007
Ce nombre limité et cet isolement incitent à penser que ce sont des lieux de pratiques cérémonielles et de rituelles bien particuliers, qui associent bien sûr la mer et ses principaux animaux mais en les transposant dans un autre espace spirituel puisque ces lieux sont dissociés de toute résidence ou installation humaine.
Cet éloignement des lieux de vie, semblable, toutes proportions gardées aux grottes de l'Est de Bornéo, n'est pas la seule analogieanalogie. Ces peintures, de Bornéo autant que de Misool en Papouasie, représentent presque exclusivement la faunefaune environnante, mais décalée par rapport à la simple réalité. On peut donc avancer que les fonctions sont probablement les mêmes, et donc que les structures fondamentales de pensées sont élaborées et illustrées par l'environnement animalier, et ce, quel qu'il soit. C'est cette représentation elle-même qui serait ainsi exclusivement déterminante.
La Papouasie occidentale occupe l'ouest d'une grande île partagée avec la Papouasie-Nouvelle Guinée (à droite sur l'image). A l'est s'étend l'Indonésie avec l'archipel de Sulawesi et Bornéo.
Crédit : Misool Eco Resort
Cette comparaison intrinsèque entre peintures rupestres, telles qu'on les observe à Bornéo et en Papouasie, nous fait ainsi accéder à une partie de ce qu'on pourrait oser appeler les "structures élémentaires" de cette expression rupestre. De là à penser qu'on puisse généraliser, il y a un grand pas à franchir car cette observation ponctuelle reste encore bien trop aléatoire. Une étude analytique plus élaborée est maintenant nécessaire pour mieux cerner la validité de cette hypothèse. »