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Chaque fois que quelqu'un ose dire que la musique ne sert à rien, une réfutation suit toujours activement : « ce n'est pas vrai, la musique communique des émotions. Elle sert à communiquer, tout comme le langage, mais elle a plus de couleur émotionnelle et moins de précision sémantique. » Et l'objection est juste.
La musique a beaucoup de points en commun avec le langage. Cependant, la comparaison devient intéressante quand on étudie les structures cérébrales utilisées pour l'une et pour l'autre. Si elles coïncident ou se superposent largement, l'hypothèse selon laquelle la musique n'est pas le fruit de l'adaptation mais un produit collatéralcollatéral (une « bavaroise à la fraisefraise ») devient plus plausible. Car la musique aurait pu parasiter les structures du cerveaucerveau sélectionnées pour le langage.
En revanche, si l'on trouvait une portion du cerveau, un circuit (ou un module, comme le dirait le psychologue américain Jerry Fodor) pour la musique seule, alors il faudrait comprendre pourquoi la musique a été sélectionnée par l'évolution.
Par exemple, nous pourrions nous demander si la musique a précédé ou occasionné l'apparition du langage (comme le pensait Darwin), ou si les deux compétences sont nées à peu près en même temps, à partir d'un proto-quelque-chose. Jusqu'à un passé récent, pour étudier et localiser les fonctions du cerveau, il fallait attendre que quelqu'un tombe malade, ait un AVC (accident vasculaire cérébralaccident vasculaire cérébral), ou perde une fonction spécifique. Ensuite, il fallait attendre l'autopsieautopsie du patient pour chercher le siège du dommage. Pour la musique, c'était encore plus difficile, car en plus d'une description clinique et anatomique claire, il fallait que le malade soit un musicien, quelqu'un qui ait une musicalité définie et évaluable.
Les cas cliniques célèbres
Ce fut le cas du compositeur russe Vissarion Shebalin, victime d'un AVC à l'hémisphère gauche du cerveau - l'autopsie fut exécutée par le psychologue soviétique Alexander Romanivic Luria - et du compositeur français Maurice Ravel, l'auteur du Bolero, victime lui aussi d'un AVC du côté gauche. Tous deux devinrent aphasiques, mais continuèrent de comprendre et apprécier la musique, même à des niveaux différents.
Les cas cliniques de Ravel et Shebalin concernent des personnes ayant subi une lésion à l'hémisphère gauche et qui, tout en ayant perdu la parole, ont conservé à des degrés divers leurs aptitudes musicales. Un cas similaire fut décrit pour la première fois en Suède en 1745, un homme qui ne pouvait dire que le mot « oui », mais qui chantait encore.
L'étonnante capacité musicale face aux lésions du langage
Pendant tout le XIXe siècle, on tenta d'identifier une aire de la musique comparable à celle de Broca pour le langage. En 1865, fut décrit le cas d'un musicien aphasique, mais sans amusie, et en 1871 paraissait dans la revue médicale Lancet le cas de deux enfants aphasiques, dont l'un était capable de chanter avec les paroles et l'autre seulement sans. Depuis, d'autres cas ont été décrits, concernant des personnes affligées d'un défaut de la parole, mais encore capables de jouer, de diriger un orchestre ou plus simplement de chanter. On en compte au moins une demi-douzaine au XIXe siècle.
L'hypothèse de l'importance de l'hémisphère cérébral
Nous pouvons toutefois dire que, le plus souvent, si la lésion est située à l'hémisphère gauche, il en découle un handicap de la musicalité et du langage, ou seulement du langage. Par exemple, on peut éprouver des difficultés à reconnaître les paroles parlées ou chantées. En revanche, dans les rares cas où l'on a observé une perte des facultés musicales non accompagnée d'une perte du langage, la lésion cérébrale était généralement située à droite.
Par ailleurs, les patients affligés d'un dommage à l'hémisphère droit ne semblent pas en mesure de reconnaître des mélodies chantées sans leurs paroles. La conclusion pourrait être que les aires du langage sont à gauche, alors que celles de la musique se trouvent à droite, ou principalement à droite.
La séparationséparation entre les deux fonctions a été étudiée par Diana Deutsch, psychologue de l'université de Californie. En 1969, elle réussit à démontrer que mémoire musicale et mémoire verbale sont deux fonctions indépendantes. Quelques années après, Doreen Kimura, psychologue canadienne, localisa ces deux fonctions en faisant écouter à un groupe de volontaires (exclusivement droitiers) de la musique dans une oreille, et simultanément dans l'autre, une voix qui énumérait des nombres. L'expérience mit en évidence pour la première fois un rôle prépondérant de l'hémisphère cérébral droit dans la mémoire musicale.
Cette idée commença à être ébranlée en 1974 lorsqu'un article publié dans Science par les psychologues américains Thomas Bever et Robert Chiarello démontra que la prépondérance de l'hémisphère droit ne vaut que dans le cas de non-musiciens. Les musiciens, au contraire, reconnaissent avec une plus grande facilité les morceaux entendus grâce à l'oreille droite, ceux analysés donc par l'hémisphère gauche. Les auteurs conclurent que les fonctions analytiques - qui prévalent lors de l'écoute chez un musicien professionnel - s'exécutent à gauche alors que les expériences synthétiques, globalisantes, sont traitées à droite.
Mémoire musicale et mémoire du langage
Aujourd'hui, on sait qu'une distinction nette assignant un hémisphère à la musique et un autre au langage a peu de sens. Des recherches fondées sur des neuro-images le confirment : alors que les musiciens, confrontés à des exercices de reconnaissance harmonique ou mélodique, utilisent davantage la partie gauche du cerveau, les non-musiciens utilisent la partie droite. Les stratégies cognitives mises en œuvre lors de l'écoute de la musique sont donc différentes : il est probable que pour mémoriser et utiliser efficacement les données musicales, les musiciens utilisent aussi en partie des compétences verbales.
Des expériences ont été effectuées à l'aide d'airs d'opéra, modifiés pour finir sur une fausse note ou une dernière parole erronée. Le temps de réaction du cerveau n'est pas le même dans les deux cas, et si la parole erronée coïncide avec la fausse note, les deux réactions se cumulent. On peut donc probablement affirmer qu'il existe des composantes de la musicalité dissociables du langage. Cependant, il existe aussi des composantes de la musique et du langage étroitement liées entre elles. Les cas des musiciens professionnels ayant subi un AVC confirment que ce lien est d'autant plus étroit que le niveau de spécialisation musicale est élevé.
Les avancées sur l'étude entre musique et langage
Grâce aux nouvelles techniques de diagnosticdiagnostic par imagerie, d'autres avancées ont été possibles. On a constaté, par exemple, que certaines fonctions cérébrales particulières comme la syntaxe, contribuent tant à la musicalité qu'au langage. Lorsque nous parlons, nous utilisons la syntaxe pour ordonner les mots au sein de la phrase : en français, nous mettons d'habitude le sujet avant le verbe, puis le complément d'objet. Lorsque nous avons affaire à la musique, la syntaxe semble faire la même chose, en disposant les sons à l'intérieur de phrases musicales. L'idée est que musique et langage partagent cette fonction, mais l'utilisent de manière différente.
La latéralité de la perception musicale
Une autre découverte récente a montré que le cortexcortex auditif de l'hémisphère droit est plus habile à discriminer de façon fine les différences de hauteur entre les sons. De surcroît, des chercheurs français ayant étudié le cerveau de quarante-cinq personnes pendant une intervention neurochirurgicale, ont observé que dans le cortex droit la distribution tonotopique est évidente, alors qu'elle l'est beaucoup moins à gauche.
On peut donc supposer que l'hémisphère droit est spécialisé dans la reconnaissance des hauteurs et l'hémisphère gauche dans celui des rythmes. Selon les chercheurs, derrière cette latéralisation se cacherait un facteur important : la nécessité de choisir entre vitesse et précision du traitement des informations sonores provenant de notre entourage. Parfois, il est plus utile de sacrifier le détail d'un stimulus sonore pour une plus grande rapiditérapidité de perception, comme dans le cas d'une conversation. Pour la musique, au contraire, le cerveau peut opter pour une modalité de compréhension plus lente mais plus détaillée. Par conséquent, on pourrait supposer que la musique, comme le langage, est née et a évolué comme des éléments d'un système plus vaste de reconnaissance des sons ambiants.
Quoi qu'il en soit, aujourd'hui nous ne sommes pas encore en mesure de localiser une région spécifique du cerveau consacrée à la musique. Les techniques d'imagerie cérébrales montrent plusieurs superpositions entre les régions activées par la musique et celles concernées par le langage. La neuropsychologie, en revanche, continue de trouver des cas cliniques montrant que la perte d'une aptitude n'implique pas des dommages dans l'autre, ce qui semble aller dans la direction d'une séparation des deux.
Mais étudier les rapports entre musique et langage ne suffit peut-être pas à venir à bout de la question. Essayons alors de comprendre ce qui se passe chez les autres animaux. Eux, ne parlent pas du tout, au moins de notre point de vue.