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Pendant longtemps, le terme de gravitation quantique expérimentale semblait destiné à n'être qu'un oxymoron. Pourtant, l'ingéniosité des expérimentateurs et des théoriciens a fait de ce rêve une réalité au cours des dernières années. Une récente publication faite par plusieurs chercheurs analysant les observations du INTErnational Gamma-Ray Astrophysics LaboratoryINTErnational Gamma-Ray Astrophysics Laboratory (Integral) le montre bien.
Parmi les auteurs de l'article se trouve Philippe Laurent, astrophysicienastrophysicien au Service d'astrophysique du CEA-Irfu et au laboratoire APC. Il a participé à la conception et à la réalisation d'Integral et il a bien voulu répondre à quelques questions de Futura-Sciences concernant les implications des observations d'Integral pour les théories de gravitation quantique.
L'astrophysicien Phillipe Laurent. © APC
Pour bien comprendre de quoi il retourne, quelques considérations et rappels sur la gravitation quantique sont nécessaires.
Gravitation quantique, Big Bang et structure de l'espace-temps
On sait que lorsque l'univers observable devait avoir une taille inférieure à celle d'un noyau d'atome, les processus dominant son évolution devaient largement dépendre d'une théorie quantique de la gravitation. Il faut alors nécessairement combiner les lois de la mécanique quantique avec celles de la relativité généralerelativité générale pour comprendre ce qui se passe lorsque les échelles de temps, de distance et d'énergieénergie sont de l'ordre de celles de PlanckPlanck.
Lorsque la température du contenu de l'univers observable devait atteindre les 1032 kelvinskelvins, le comportement de l'espace-tempsespace-temps devait être l'analogue d'un liquideliquide en ébullition. Sa structure devait être violemment modifiée par l'apparition de trous de ver et de microtrous noirs, selon les idées avancées il y a longtemps par John Wheeler.
Lorsque la température de l'eau atteint puis dépasse les 100 °C survient une transition de phasetransition de phase. Le liquide laisse la place à un gazgaz. Mais avec l'espace-temps, que pourrait-il bien se produire ? Pour décrire sa structure, peut-on introduire l'analogue des atomes, qui pourraient former une sorte de réseau cristallinréseau cristallin ?
L'idée est problématique pour de nombreuses raisons, en particulier parce que dans sa forme la plus naïve, elle conduit à ce qu'on appelle une violation de l'invariance de Lorentz, c'est-à-dire le pilier central de la théorie de la relativité restreinterelativité restreinte.
On pourrait objecter qu'une telle violation ne peut se produire qu'aux échelles de Planck, donc tout au début de la naissance de l'univers observable. Il n'y aurait donc aucune contradiction avec le fait que l'on n'observe pas aujourd'hui de violation de l'invariance de Lorentz. De plus, l'énergie impliquée dans les processus physiquesphysiques à cette époque étant de 1016 TeV (teraelectronvolts), celle de la mythique massemasse de Planck, il faudrait un accélérateur grand comme la Voie lactéeVoie lactée pour les observer à nouveau.
Cela n'est pas nécessairement le cas.
Tout d'abord, la masse de Planck pourrait être de l'ordre de 10 TeV, ce qui conduirait à des effets observables au LHCLHC, comme la création de minitrous noirs. Mais surtout, si l'on considère des photonsphotons gamma se déplaçant sur des distances cosmologiques, les effets de la gravitation quantique qui sont normalement très faibles et qui n'interviennent qu'à des échelles d'espace de l'ordre de 10-35 mètre peuvent s'accumuler et changer de façon infime mais détectable les caractéristiques des photons gamma.
L'effet le plus spectaculaire serait, qu'en contradiction avec la théorie de la relativité restreinte, ces photons ne voyageraient pas dans le vide avec la même vitessevitesse selon leurs énergies, ce qui constitue une violation de l'invariance de Lorentz. Ce serait en particulier le cas si l'espace-temps était discontinu en dessous de cette échelle. En 2009, un premier test de ces idées avait été réalisé avec un sursaut gamma. Pour plus de détails, nous renvoyons le lecteur à l'article précédemment publié par Futura-Sciences et portant sur les observations de Fermi.
Une variante de la même idée est que la polarisation de la lumièrelumière, c'est-à-dire quand le champ électriquechamp électrique d'une onde électromagnétiqueonde électromagnétique peut osciller selon une direction particulière (par exemple parallèlement à une droite ou en décrivant un cercle) pourrait être modifiée en fonction de l'énergie des photons voyageant dans le vide. Ainsi, si l'on trouvait une source intense de rayons gammarayons gamma polarisés se trouvant à une distance cosmologique, d'éventuels effets de gravitation quantique le long de la trajectoire des photons gamma pourraient s'accumuler en changeant significativement la polarisation de ces photons selon leurs énergies. Là aussi, cela impliquerait une violation de l'invariance de Lorentz (Lorentz Invariance Violation ou LIV en anglais).
Pas de prédiction de LIV en gravitation quantique à boucles ?
La question qui se pose est bien sûr de savoir s'il existe des prédictions de violations de l'invariance de Lorentz dans le cadre des théories de gravitation quantique. Les deux théories considérées comme les candidates les plus sérieuses sont la théorie des supercordesthéorie des supercordes et la gravitation quantique à bouclesgravitation quantique à boucles.
Dans le cadre de la théorie des supercordes standard, la réponse est automatique. Il n'y a pas de violation de l'invariance de Lorentz car la théorie est construite précisément pour que cela ne se produise pas. Il existe cependant des variantes exotiquesexotiques de la théorie des cordesthéorie des cordes qui autorisent de faibles effets de violation de l'invariance de Lorentz comme l'ont montré John Ellis et ses collègues. Mais elles ne l'imposent pas, pas plus qu'elles ne semblent déterminer l'amplitude de ces violations.
Aurélien Barrau à gauche en pleine discussion avec Carlo Rovelli. © Aurélien Barrau
Dans le cadre de la gravitation quantique à boucles (Loop Quantum Gravity ou LQG en anglais), certains ont laissé entendre que la structure granulairegranulaire de l'espace-temps, prédite par cette théorie, devait induire une violation de l'invariance de Lorentz. Pour Carlo Rovelli, l'un des fondateurs de la LQG, il n'en est rien, comme il l'a affirmé dans un article en 2002.
On a tout de même cherché une prédiction de LIV dans le cadre de la LQG. Pour le moment, comme l'a confié Aurélien BarrauAurélien Barrau à Futura-Sciences, et qui a discuté tout récemment de ce problème avec les fondateurs de la LQG Carlo Rovelli, Lee Smolin et Abhay Ashtekar lors du symposium Loop 2011 à Madrid, il n'y en a... aucune !
Cela demande une compréhension détaillée de la limite "continue" de la théorie qui est très délicate à atteindre dans l'état actuel des recherches. C'est donc une des choses les plus difficiles à déterminer dans le cadre de la LQG et Rovelli lui-même s'attend à ce que le jour où l'on pourra vraiment traiter cette question avec la LQG, aucune LIV ne sortira de ses équationséquations.
Toujours est-il qu'aujourd'hui, et après Fermi, c'est le satellite Integral qui vient de fournir un nouveau test des possibles effets de gravitation quantique en tentant de mesurer une différence de polarisation des photons émis par le sursautsursaut gamma GRB 041219A en fonction de leurs énergies. Observé en 2004, ce sursaut gamma situé à au moins 300 millions d'années-lumièreannées-lumière est l'un des plus brillants puisqu'il surclasse 99 % de ceux qui sont connus.
Pour en savoir plus sur les observations d'Integral, tournons-nous donc maintenant vers Philippe Laurent.
Futura-Sciences : Comment avez-vous mesuré la polarisation des photons gamma ?
Philippe Laurent : La mesure s'est faite de façon indirecte en mettant à profit l'effet Comptoneffet Compton. En entrant en collision avec un électronélectron, un photon est diffusé selon un certain angle et avec un changement d'énergie. Or, en mesurant les caractéristiques en énergie et en distribution angulaire d'un flux de photon gamma diffusé par effet Compton par les électrons d'un matériaumatériau, on peut en déduire la polarisation de ces photons. C'est ce que nous avons fait avec l'instrument Ibis équipant Integral. Nous avons alors découvert que le sursaut gamma GRB 041219A constituait une bonne source de photons gamma nettement polarisés.
Le prix Nobel de physique Arthur Compton. © The Nobel Foundation
En quoi une mesure de la polarisation des photons gamma peut-elle donner des contraintes sur la structure de l'espace-temps en régime de gravitation quantique ?
Philippe Laurent : On ne sait pas très bien à quoi doit ressembler l'espace-temps dans ces conditions ni quelle est la bonne théorie permettant de combiner la relativité générale et la mécanique quantique. Toutefois, à des énergies plus basses que celle de Planck, on peut s'attendre à ce qu'apparaissent des termes décrivant une modification de la propagation des photons gamma dont la forme ne dépend pas de la théorie de la gravitation quantique. Seules des constantes multiplicatives de ces termes sont fixées par une telle théorie.
Il s'agit d'une approche bien connue en physique qui consiste à travailler avec des théories effectives. Ainsi, dans le cas d'un fluide visqueux, on peut écrire des équations qui marchent très bien à notre échelle et qui ne dépendent de la nature atomique du fluide que par l'intermédiaire de la valeur de constantes que l'on peut aussi mesurer à notre échelle. On peut donc aboutir à des conclusions solidessolides même sans connaître la nature exacte de ce qui se passe en régime de gravitation quantique.
Quel résultat avez-vous obtenu pour la polarisation ?
Philippe Laurent : Un des effets possibles de la gravitation quantique est un changement de l'état de la polarisation d'un photon gamma en fonction de sa quantité de mouvementquantité de mouvement p. Un tel changement de son état de polarisation se traduirait par une modification de la relation entre la fréquencefréquence de ce photon et sa quantité de mouvement. De linéaire, cette relation deviendrait plus compliquée avec en première approximation l'apparition de carrés et de cubes de p multipliés par des constantes dépendant de paramètres. Cette modification, dans le cas d'un photon se propageant dans le vide, indiquerait alors qu'il y a violation de l'invariance de Lorentz, par exemple parce que l'espace-temps ne peut plus être considéré comme continu en dessous d'une certaine échelle de distance.
À la précision de nos mesures, qui améliorent de quatre ordres de grandeurordres de grandeur celles déjà faites auparavant, nous n'avons observé aucune modification de la polarisation des photons en fonction de leurs énergies et donc aucune violation de l'invariance de Lorentz. Si elle existe, le paramètre multipliant la première correction à la relation de dispersion pour les photons doit être plus faible que 10-14.
S'agit-il de la démonstration que l'espace-temps peut être considéré comme continu jusqu'à des distances de 10-48 mètre, c'est-à-dire bien en dessous de la longueur de Plancklongueur de Planck ?
Philippe Laurent : Pas du tout ! En fait, si l'on pense qu'une violation de l'invariance de Lorentz découle d'effets de gravitation quantique et si nous avions constaté une telle violation avec un changement de polarisation dont l'amplitude avait été de l'ordre de la précision des mesures, alors oui, il aurait fallu en conclure que des modifications de la nature classique de l'espace-temps ne devaient se produire qu'en dessous de 10-48 mètre. Mais nous n'avons pas mesuré une telle violation et l'on ne peut donc rien en conclure sur la continuité ou non de l'espace-temps en régime de gravitation quantique.
Si des effets de LIV existent et sont un jour prédits par une théorie quantique de la gravitation, alors nos observations posent une contrainte sur cette théorie. C'est tout ce que l'on peut conclure pour le moment.