Pablo Servigne et Raphaël Stevens (avec Gauthier Chapelle) se sont fait connaître en développant la collapsologie. Cette discipline au croisement de plusieurs sciences, qui étudie l’effondrement, questionne la pérennité de nos modes de vie. Dans leur dernier ouvrage Aux origines de la catastrophe. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Pablo Servigne et Raphaël Stevens donnent la parole à 25 personnalités de renom. Dans cet article, tous deux nous en disent plus sur les nombreuses explications potentielles des catastrophes en cours.


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    PandémiePandémie, dérèglement du climat, écosystèmes en péril... Quelles explications aux catastrophes en cours ? Dans leur dernier ouvrage, Aux origines de la catastrophe. Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? (éditions Les liens qui libèrent et le magazine Imagine), Pablo Servigne et Raphaël Stevens font intervenir 25 personnalités (anthropologue, biologiste, philosophe, historienhistorien...) qui, toutes, proposent une explication aux problèmes contemporains. Les deux collapsologues nous livrent ici, tour à tour, leur regard sur la société actuelle et la prise de conscience pour un monde durable.

    Tout d’abord, quel regard portez-vous sur la pandémie actuelle de coronavirus ?

    Pablo Servigne : Le coronaviruscoronavirus montre bien que nous entrons dans le siècle des catastrophes globales. Elles s'ajouteront aux crises locales. Cette crise, qui ne sera pas la dernière, dévoile l'interconnexion et la vulnérabilité de nos sociétés. Ses conséquences nombreuses s'avèrent imprévisibles, avec, par exemple la crise sociale et la vague psychiatrique. Elle force à anticiper les risques en bâtissant la résiliencerésilience et en développant les institutions qui prennent soin. Or, celles-ci ont été démantelées depuis des décennies.

    Raphaël Stevens : La pandémie est un exemple de la théorie des dominos dans le cadre d'un effondrementeffondrement plus global de notre civilisation industrielle. Il en illustre les fragilités, même si le système peut apprendre de la crise pour être résilient encore pendant quelque temps.

    Les deux collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens pour leur ouvrage <em>Aux origines de la catastrophe Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? </em>Édition les liens qui libèrent. © Good Planet Mag
    Les deux collapsologues Pablo Servigne et Raphaël Stevens pour leur ouvrage Aux origines de la catastrophe Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Édition les liens qui libèrent. © Good Planet Mag

    Dans cet ouvrage, vous rassemblez un panel éclectique de points de vue pour revenir aux origines de la catastrophe : quel est le sens de cette démarche ?

    Pablo Servigne : Depuis le début nous faisons des constats et nous n'avions jamais vraiment abordé la question des causes et du pourquoi nous en sommes arrivés là. Elles sont multiples. Chacun possède un avis sur la question. Nous en avons retenu 25 mais il y en a bien plus. Ensuite, nous voulons inciter les lecteurs à tisser des liens de causalité. Chaque cause est la conséquence d'une autre. Cela crée une arborescence et une cohérence. Le récit ainsi fait embarquer alors plus de luttes ou de voies politiques Ce n'est pas juste le capitalisme ou le patriarcat, pour ne citer qu'eux. Nous voulons éviter le simplisme quand on regarde en arrière les racines de la catastrophe.

    Raphaël Stevens : Nous voulons inviter chacun à en discuter avec un esprit bienveillant. Entendre les explications des autres permet d'avancer dans sa réflexion sur cet enchevêtrement de causes et de conséquences, puis de construire un monde durable.

    Pourquoi (re)faire ce détour aux causes des limites de nos modèles de société alors que votre précédent livre s’intéressait à l’avenir et aux solutions en proclamant qu'« une autre fin du monde est possible » ?

    Pablo Servigne : Cela ouvre le champ des possibles. Dans notre dernier livre, nous nous concentrions sur la question spirituelle, sur celle des récits, donc de notre rapport au monde vivant. Or, nous voyons bien qu'il existe d'autres points de tension et des verrouillages opérés par la finance, le capitalisme, l'extractivisme, le colonialisme... Dans de nombreux domaines, il faut s'organiser pour faire pressionpression et inverser des rapports de force. Cet entrelacs met aussi en lumièrelumière trois axes récurrents : lutter pour défendre ce à quoi on tient, créer des alternatives et le changement de conscience. Dans la collapsologie, nous pensons qu'il faut les trois à la fois pour agir, c'est un peu la tête, les mains et le cœur. Démêler les causes est un prérequis avant d'aborder la question de l'organisation politique.

    Raphaël Stevens : Il semblerait que nous ayons des alternatives à portée de main pour certaines causes extérieures, comme le capitalisme ou le colonialisme. En même temps, certaines causes plus profondes, nous invitent à aller voir en nous, comme la manière dont fonctionne notre cerveaucerveau ou notre rapport à la démesure. Ce parcours de lutte collectif ne peut pas se faire sans avoir effectué tout un cheminement intérieur pour arriver à une réconciliation entre le militant et le vivant.

    Aujourd’hui, l’heure ne semble plus aux diagnostics mais à la recherche de solutions : que retirez-vous de ce travail comme pistes pour sortir des impasses qui nous menacent ?

    Raphaël Stevens : L'être humain possède aussi ce besoin irrépressible de justice et de trouver des responsables. Le fait de pointer du doigt les causes précises permet d'avancer.

    Pablo Servigne : La transdisciplinarité ouvre les perspectives, pas seulement sur le plan scientifique. Elle ne concerne pas que la science et ne doit pas par conséquent négliger la métaphysique ou l'imaginaire. Regarder le passé doit permettre de ne pas répéter les mêmes bêtises. Nous formulons l'hypothèse, qui reste à confirmer, que plus nous aurions un paysage clair des causes, plus nous pourrions être pertinents pour tisser des horizons de sortie de crise.

    L’un des défis des décennies à venir est de faire autrement, voire d’apprendre à renoncer à ce qui fonde le confort et la richesse, à savoir les énergies bon marché, en réduisant drastiquement nos émissions de gaz à effet de serre. Comment parvenir à convaincre, à faire accepter de tels changements à ceux qui en profitent et à ceux qui aimeraient en bénéficier ?

    Pablo Servigne : Cette grande question demeure un tabou de nos sociétés et me tient à cœur. Elle est abordée par Jen Bendell dans son livre Adaptation Radicale, dans lequel il évoque les 4R : Résilience, Régénération, Réconciliation et Renoncement. Par renoncement, il n'entend pas renoncer à vivre ou à lutter, mais savoir identifier ce qui est superflu, et auquel on peut renoncer, pour pouvoir partager plus les ressources pour ainsi amorcer la grande descente énergétique. Celle-ci doit accompagner la fin des énergies fossiles. L'enjeu du renoncement est double. Quand on parle aux riches, c'est réduire. Tandis que, quand, on parle aux pauvres, c'est assurer le minimum vital. Cela recouvre la question des inégalités, or on sait que ces dernières sont toxiques et entraînent la défiance. Comment alors arriver à un sentiment d'équité favorable à la coopération ? Par exemple, le rationnement constitue une des politiques évidentes de la catastrophe. Ainsi, on limite la consommation des plus aisés tout en garantissant le minimum vital pour les plus démunis. Si ceci n'est pas compris par le plus grand nombre, il faudra l'imposer par des lois, ce qui est toujours désagréable. L'un des objets de la transition est de parvenir à le faire comprendre et accepter par anticipation. Il faut être clair et lucide, c'est un sevragesevrage très dur qui nous attend car tout le monde est drogué aux énergies fossiles.

    Raphaël Stevens : Il faut aussi montrer que la constructionconstruction d'alternatives crée beaucoup de joie et apaise. Venez, on s'amuse plus que dans l'ancien monde où chacun reste isolé derrière son écran, pour reprendre Alain DamasioAlain Damasio.

    Pablo Servigne : Bien sûr, le message n'est pas le même pour tout le monde. On ne parle pas de décroissance pour tous. Ce sont les riches qui doivent décroître en consommation pendant que les autres doivent gagner en qualité de vie.

    La ville bombardée de Mossoul (26 mai 2018), Irak (36°20'47" N 43°8'1" E). © Yann Arthus-Bertrand
    La ville bombardée de Mossoul (26 mai 2018), Irak (36°20'47" N 43°8'1" E). © Yann Arthus-Bertrand

    Avez-vous connaissance dans l’Histoire de sociétés ou de civilisations qui, à un moment donné, ont renoncé à des technologies source de puissance mais destructrices ?

    Pablo Servigne : Pour le moment, à notre connaissance, non. Certaines sociétés ont refusé le progrès et les influences de l'extérieur, mais on ne connaît pas de société qui a renoncé à des instruments de domination. C'est pourtant une grande question collapsologique et trouver un tel exemple serait formidable. Les renoncements s'opèrent souvent dans la douleurdouleur et pas de manière désirée.

    Une question subsiste, comment créer de l’intelligence collective ? Certains problèmes que vous pointez, comme les inégalités ou la répartition du pouvoir, font l’objet de travaux et de réflexions, brillantes même, depuis des millénaires, sans vraiment sembler trouver de solutions concrètes ou satisfaisantes. Sommes-nous une espèce stupide ? Ne risquons-nous pas de revivre la même chose face à la crise écologique ?

    Pablo Servigne : Pour la question des inégalités, c'est clairement dans l'ADNADN du capitalisme. Les travaux de Thomas Piketty montrent bien à quel point ce mécanisme d'accumulation est structurel. Mécaniquement, il accroît les inégalités. Tout ce qui a, à chaque fois, réduit les inégalités ont été des grands chocs, comme les deux guerres mondiales ou la crise de 1929. Ça s'est fait dans la douleur. Les fléchissements dans les émissionsémissions de gaz à effet de serregaz à effet de serre correspondent à la crise des subprimes de 2008 ou à la pandémie de Covid. Et ce n'est pas suffisant. L'accumulation infinie, la volonté de puissance, le pouvoir aux marchands, l'individualisme au sens de l'individu libre et roi qui peut tout faire et l'idée que les autres êtres vivants sont des ressources, sont ancrés. Ce qui explique en partie la difficulté à remettre en cause le système. À cela s'ajoute l'idée de l'État garant des structures hiérarchiques et militaires, tous ces éléments cumulés font du capitalisme une véritable arme de guerre. Ces éléments composent les racines de la méga machine à catastrophes destructrices de la biosphèrebiosphère et des peuples. Le fait qu'une partie de ces causes soient enracinées en nous rend d'autant plus difficile de voir les moyens de s'en extirper.

    Raphaël Stevens : Les verrousverrous et les dénis sont de nombreuses natures : individuels, psychologiques, juridiques et collectifs. Ils sont en nous, ce qui requiert de faire un travail d'introspection sur le plan personnel et collectif. L'idée, au-delà de ce que pourrait être le slogan du livre, est de réconcilier méditant et militant.

    Comment faire un pas de côté pour se libérer de tous ces carcans ?

    Pablo Servigne : Il faut se donner des lieux d'expérimentation sociale, politique et spirituelle pour déployer de l'intelligenceintelligence collective tout en changeant notre rapport au monde. Ce peut être dans les ZAD, les marches pour le climat, les ronds-points des gilets jaunes, la Convention citoyenne pour le climat ou encore les éco-villages. Il faut laisser des espaces où faire preuve d'audace, d'imagination et d'expériences, mêmes farfelues. Ce type de lieux fait face au défi de l'hégémonie de l'État qui n'accepte pas de voir « ces mauvaises herbes pousser ». 

    Avons-nous perdu tout rapport avec la Nature et le monde du vivant en habitant dans des villes qui se caractérisent par l’anonymat et l’éloignement de la nature ?

    Pablo Servigne : La réponse se trouve dans la question : évidemment nous avons perdu notre part du sauvage. Un des chapitres du livre s'arrête dessus, elle démarre par l'extermination de la mégafaune par nos ancêtres. Dès que nous voyons un vertébrévertébré plus gros que nous, nous nous sentons obligés de le tuer. Notre psyché a aussi besoin de cette part de sauvage en nous, si nous nous sentons malades actuellement c'est en partie à cause de ça. Le journaliste Richard Louv parle de « syndromesyndrome de déficit de nature ». Selon lui, chez les enfants mais aussi les adultes, la perte de contact avec la nature provoque des maladies graves d'ordre psychiatriques, de l'obésitéobésité, du diabètediabète, des maladies cardiovasculairesmaladies cardiovasculaires, de la dépression. Mais, le lien avec la nature revient vite, même en ayant passé sa vie en ville.

    Raphaël Stevens : Une question se pose : jusqu'où voulons-nous aller dans la domesticationdomestication ? Nos civilisations cherchent à tout domestiquer, y compris notre for intérieur. Or, il serait intéressant de conserver une part de sauvage, y compris en nous. Cela se décide collectivement sans laisser faire la domestication qui s'effectue au travers du consumérisme, de l'industrialisme et du capitalisme. Il faut y réfléchir dans la mesure où nos émotions affectent notre psyché.

    « <em>Le lien avec la nature revient vite, même en ayant passé sa vie en ville.</em> » © Candy1812, Adobe Stock
    « Le lien avec la nature revient vite, même en ayant passé sa vie en ville. » © Candy1812, Adobe Stock

    Même si tout est lié, quelle serait, selon vous, la priorité en matière d’actions à entreprendre pour faire face à l’effondrement ?

    Pablo Servigne : À titre personnel, déjà s'engager dans un métier ou des activités qui ont du sens. Si c'est possible, quitter ou éviter les « jobs à la con » qui n'ont pas de sens. J'ai bien conscience qu'un tel choix n'est pas donné à tout le monde. Mais, plein de jeunes se désengagent, ils refusent de servir et d'obéir. C'est plutôt bon signe. Chacun, en fonction de sa sensibilité, trouvera des luttes ou des alternatives, l'éducation des enfants, le changement de conscience ou la construction de nouveaux récits. Finalement, mon conseil serait « suivez votre intuition pour trouver votre place dans le monde ». Une telle réponse peut apparaître comme individuelle mais elle prend tout son sens quand cette décision rencontre le collectif. Pour passer à l'action, il faut du courage et ce dernier provient surtout de nos liens sociaux, de l'entourage psychoaffectif, de l'amour qu'on reçoit et qu'on donne.

    Raphaël Stevens : Mon conseil serait de ne pas attendre que l'État décide de la voie. Au contraire, il faut la lui montrer, et c'est peut-être ainsi que nous arriverons à le réformer et à en faire un soutien à la transition. Certaines catastrophes sont déjà enclenchées, comme un réchauffement à plus de 1,5 °C, mais il reste encore mille et une choses à faire, comme redonner du sens au quotidien. 

    Ne souffrons-nous pas d’avoir des sciences et même des points de vue trop isolés ? Comment développer une science de la complexité et de l’interconnexion pour aider les gens à prendre conscience que beaucoup de choses sont liées ?

    Pablo Servigne : Il faut revoir les institutions de la science et de la recherche. Comme Edgard Morin, j'aimerais favoriser les instituts transdisciplinaires qui travaillent sur la complexité. Ce n'est pas hyper à la mode. Cela a toujours été compliqué pour le milieu scientifique de travailler de manière horizontale et transdisciplinaire. C'est pour cela qu'il faut revoir et investir dans les politiques d'éducation et de recherche.

    Comment expliquez-vous que chacun vienne avec son explication sur les racines de l’effondrement et que certaines de ces causes peuvent sembler farfelues ?

    Pablo Servigne : Nous avons vocation à ce que le terme d'effondrement soit repris partout. Si dès le début de nos travaux, nous avions dit que l'effondrement s'adresse et concerne le « jeune écologiste de gauche », nous aurions été inaudibles pour les patrons, l'administration ou encore le grand public. Or, la catastrophe concerne tout le monde. Ensuite, il existe une tendance à désigner un bouc émissaire : un groupe, les banquiers, les capitalistes... Chaque cause est farfelue pour quelqu'un autre. Ainsi, par exemple, une personne obnubilée par le rôle des énergies fossiles trouvera saugrenu qu'on lui parle de patriciat et d'éco féminisme.   

    La perception des crises a-t-elle évolué ?

    Raphaël Stevens : Ces trois dernières années ont vu une montée en puissance de la prise de conscience chez les jeunes. Chez tout un chacun se manifestent des doutes par rapport à la durabilitédurabilité du système actuel. Selon un sondage de l'Institut Jean-Jaurès, 75 % des Français pensent qu'un effondrement aura lieu de leur vivant. Ils comprennent que le système est toxique.

    Justement, la jeunesse est la première concernée par l’avenir. Pourtant, aujourd’hui, dans les pays développés, elle possède un poids démographique et par extension démocratique très limité, et donc pèse peu sur la balance des décisions. Comment faire en sorte de changer ça ?

    Raphaël Stevens : C'est justement ça qui la met très en colère. Elle est extrêmement fâchée contre l'attitude d'une partie de leurs parents ou grands-parents qui ne veulent pas changer les choses. Il y a donc un conflit intergénérationnel qui est en train de poindre. Ma génération, celle des jeunes parents, veut prendre le problème à bras-le-corps en créant le dialogue avec une génération nouvelle pour les accompagner et les soutenir dans leur lutte pour renverser un système générateurgénérateur de catastrophes.

    Propos recueillis par Julien Leprovost