Le Paléolithique, les hommes, leurs outils… Comment l'environnement a-t-il influencé les techniques développées ? Pour le savoir, les archéologues de l'équipe « Anthropologie des techniques, des espaces et des territoires aux Plio-Pléistocènes » sillonnent la planète à travers de nombreux chantiers : du Brésil à la Chine, en passant par l'Afrique, la Syrie et la France. Escale dans le Bassin parisien.

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    Tour du monde de chantiers archéologiques uniques

    Tour du monde de chantiers archéologiques uniques

    Les bords de l'Yonne un jour de juillet, à quelques kilomètres de Sens. Le temps semble se maintenir, même si la pluie reste une menace dans cette ancienne carrière... Non, il ne s'agit pas du cadre bucolique d'un pique-nique, mais de celui d'un chantier de fouilles où les chercheurs sont sur la trace de vestiges remontant à l'époque Paléolithique - de - 3 millions d'années à - 12 000 ans. Après avoir descendu quelques marches creusées à même le sol, Nelly Connet assure le tour du propriétaire. Pour le profane, il n'est en effet pas évident de saisir la structure de ce site en contemplant les différents carrés de terre déblayés. On distingue deux parties, commence la chercheuse de l'équipe « Anthropologie des techniques, des espaces et des territoires aux Plio-pléistocènespléistocènes » du laboratoire Arscan . Au Nord, il s'agirait plutôt d'une aire d'habitat avec des zones de travail entourant de petits foyers de combustion. Assurément, les hommes des Sapiens sapiens - qui se sont installés ici, ont taillé des silex : on note la présence de postes de débitage, de postes de production de petites lames que l'on retrouve encore sur place... Malheureusement la partie centrale du site est perturbée, on ne peut donc pas en tirer grand-chose. Au sud, nous avons trouvé de nombreux coquillages - minuscules - dont certains sont percés. Des éléments de parure probablement. Découvert en 2003 dans le cadre de fouilles archéologiques préventives, le site fait l'objet d'un programme sur trois ans.

    « L'analyse des quelques restes osseux répertoriés, du sablesable et des sédimentssédiments va nous permettre de dater ce lieu. Pour l'instant, nous le situons aux alentours de - 35 000 à - 20 000 ans, ce qui le place dans une phase ancienne du Paléolithique supérieur 2. Nous allons donc pouvoir compléter les données sur cette période. Une chance rare », continue Nelly. En attendant, éparpillés sur le chantier, les quelques étudiants-fouilleurs s'activent à creuser, mesurer, répertorier, dégager restes osseux et silex... Élise, elle, part tamiser dans l'Yonne un seau de terre fraîchement déblayée. Elle repère un minuscule bout de coquille, l'attrape avec une sorte de minispatule - récupérée dans le cabinet d'un dentiste -, l'enferme dans un sac en papier sans autre forme de procès, puis retourne à son tamisage. Il faut avoir l'œilœil ! Non loin de ce premier chantier, Vincent Lhomme, autre chercheur de l'équipe, dirige les fouilles d'un gisementgisement du Paléolithique moyen récent (- 70 000 à - 40 000 ans), époque à laquelle vivait l'homme de NéandertalNéandertal. « Les restes de silex taillés prouvent qu'il a occupé de manière répétée cette berge », explique Vincent.

    Ces deux chantiers de fouilles, situés sur la commune de Gron, font partie du programme « Bassin parisien ». Cette région est en effet une cuvette géologique particulière. Là comme ailleurs, l'équipe dirigée par Éric Boëda, professeur à l'université Paris-X Nanterre, cherche à comprendre comment, en fonction d'un environnement donné, les peuplades d'alors ont développé au fil des millénaires des techniques - donc des cultures - différentes. La réponse culturelle et technique à un espace, voilà donc le credo de cette toute jeune équipe 3 créée en 2005, qui ne conçoit pas de travailler sans étudiants. Le but de ce nouveau groupe : étudier une période qui s'étale sur plusieurs millions d'années. « En archéologie, explique Éric Boëda, les Égyptiens, les Grecs, et les Romains ont la vedette. Or, ils ont occupé des périodes courtes de l'histoire, et les données foisonnent. Tandis que le Paléolithique représente une très longue période, plus de 1 million de fois le monde romain. Et au CNRS, seules une ou deux équipes se consacrent à l'étude de ces 3 millions d'années. Il y avait donc un vrai problème de reconnaissance. D'un point de vue scientifique, cette période très ancienne est souvent abordée par le seul biais des techniques, sans considération pour l'environnement dans lequel elles se sont développées. Un autre courant est d'aborder la préhistoire via l'ethno-archéologie, en utilisant nos concepts sociaux actuels pour essayer de comprendre le fonctionnement d'alors. Mais en l'absence de toute mémoire, il est difficile de travailler ainsi. Nous, nous avons choisi, pour les périodes anciennes, de développer une approche anthropocentrée de la technique, en la considérant comme l'interface incontournable entre l'homme et son environnement. »Ce principe, l'équipe d'Éric Boëda va l'appliquer à tous les lieux qu'elle étudie. Et elle traque les vestiges des hommes du Paléolithique sur la planète entière : l'Afrique, le Proche-Orient, l'Asie, le Brésil... « Sur chacun des sites, nous travaillons en coopération avec les pays. Certains étudiants suivent même leur thèse en cotutelle entre la France et un autre pays », souligne Éric. Au Brésil, les chercheurs ne pratiquent pas de fouilles proprement dites. Ils réexaminent dans le détail, avec un œil neuf, des objets techniques déjà sortis de terre. « En laissant de côté nos a priori, on s'aperçoit que des objets que l'on classait dans le même groupe appartenaient en fait à des cultures différentes ayant des niveaux techniques très développés. On n'a pas retrouvé d'outils plus rudimentaires, preuve que ces techni­ques évoluées avaient été apportées par des populations venant d'ailleurs. »

    Pour le responsable de l'équipe, c'est la preuve que l'Amérique du Sud a fait l'objet de nombreuses migrations, plus qu'on ne l'admet généralement. En Chine, l'équipe s'intéresse à l'origine des populations. « Nous fouillons un site 4 vieux de 2,4 millions d'années alors que les premiers sites africains datent à peu près de la même époque. Comment des populations ont-elles pu migrer en des temps si reculés ? L'origine de l'homme se situerait-elle en deux points distincts du globe ? », s'interroge Éric. « En Afrique, nous nous intéressons au pays Dogon, en marge du Sahel tropical. C'est une zone très sensible au niveau climatique, ce qui entraîne de fortes fluctuations ­culturelles. L'étude du site donne elle aussi une vision beaucoup plus "nomadique" des populations qu'on ne le pense traditionnellement. »

    Mais, c'est le chantier en Syrie, dans la région de Palmyre, qui semble être le plus cher au cœur d'Éric. Il y a quelques semaines seulement, il était encore sur place, sur le site d'Umm el Tlel. « Dans une région désertique, en plein sur la Route de la soie, autour d'un ancien lac, nous avons étudié 7 mètres seulement des couches sédimentaires, épaisses de 32 mètres. La période couverte va de - 20 000 (les couches les plus proches) à - 250 000 ans (les couches les plus profondes). On y trouve des vestiges uniques ! »

    Parmi les découvertes les plus surprenantes, l'utilisation de bitumebitume naturel - qui affleurait à proximité - par les populations qui ont séjourné dans cette oasis il y a 80 000 ans. « Ils s'en servaient pour faire des manches d'outils, de la colle... La date est tellement surprenante que lors d'une première publication avec nos collègues chercheurs d'Elf Aquitaine, nous avons eu du mal à convaincre les "reviewers" 5 de la revue Nature. » Au sol, les archéologues ont également remarqué, dans une zone relativement vierge, des os et des silex organisés en arc de cercle. « Quand on tombe sur ces objets, on comprend tout de suite que cette disposition n'est pas le fruit du hasard », insiste Éric. Autre découverte étonnante : la présence de torchis dans des structures en pierre datant d'il y a 100 000 ans. Alors que le torchis n'est censé être apparu qu'au Néolithique, vers - 8 000 ans ! De plus, « entre chaque couche sédimentaire, il y a entre 0 et 500 ans. Les populations qui s'y sont succédé ont pu ne jamais avoir de contact entre elles... Mais cette succession, cette ­variabilité des techniques fait pencher la balance vers une mobilité plus grande qu'il n'est généralement admis. Alors qu'on les pensait très liées à leur territoire, les populations d'alors semblent, en fait, se déplacer très vite à l'échelle de la génération ! »

    Bientôt Éric repartira sur le terrain, en Chine, cette fois. Quant à Nelly, elle attend avec impatience la datation précise de son site.