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La bienséance veut que l'on attende qu'une personne ait terminé de s'exprimer avant de lui répondre. Cette règle de savoir-vivre, présente dans toutes les sociétés humaines, se retrouve rarement dans le monde animal. Même nos plus proches cousins, chimpanzés et bonobos, ne figurent pas parmi les meilleurs modèles d'éducation. Pourquoi tant d'impolitesse ?
L'une des hypothèses consistant à expliquer l'émergence du langage articulé chez l'Homme part du postulatpostulat que les grands singes communiquent davantage avec le geste qu'avec la voix, bien que ce concept vienne tout récemment d'être remis en question, une étude montrant l'intentionnalité des cris du chimpanzé. Cependant, la théorie imagine que nos ancêtres ont d'abord ajouté des sons sur leurs mouvementsmouvements, devenus mots, qui à leur tour ont formé des phrases pour aboutir à un système fort complexe. Ces données sont d'ailleurs cohérentes avec ce qu'obtient la neurobiologie, qui montre que les régions du cerveau liées à la parole sont associées à celles régissant les capacités motrices.
Mais Asif Ghazanfar, Darshana Narayanan et Daniel Takahashi, de l'université de Princeton (États-Unis), ne croient pas en cette hypothèse car elle n'explique pas, malgré tout, pourquoi nos plus proches cousins n'accordent qu'une importance relative à la communication vocale, à notre grande différence. Ils pensent en revanche que la réponse pourrait nous être fournie par un autre singe, plus éloigné phylogénétiquement de nous : le ouistiti.
Des ouistitis bien polis
Ce petit primate américain partage avec nous au moins un caractère que ne possède pas le chimpanzé, sa propension à ne pas couper la parole, comme les scientifiques viennent de le montrer dans Current Biology. En tout, 27 paires de ces petits singes ont été placées dans une même pièce, mais séparées visuellement par un rideaurideau : ils n'avaient aucun problème pour communiquer, et ils ne s'en sont pas privés.
Les Hommes, pour communiquer, attendent aussi que leur interlocuteur ait fini de s'exprimer. Alors que les ouistitis laissent un blanc de 5 secondes en moyenne, nous nous limitons à 200 millisecondes, soit plus ou moins le temps d'une syllabe. © Static416, Flickr, cc by nc 2.0
Pendant 30 minutes, les deux protagonistes, même non apparentés, échangeaient vocalement. Mais chacun attendait quelques secondes de silence de la part de son congénère, pour donner la réplique. Les auteurs précisent même que lorsque l'un des deux ralentissait ou accélérait, le second le suivait.
Si d'autres espèces peuvent discuter à tour de rôle, comme chez les oiseaux, il s'agit le plus souvent de territorialité ou d'accouplementaccouplement. Or, avec les ouistitis, cela s'apparente davantage au dialogue. Les chercheurs pensent même que les vocalisations contiennent des informations sur l'identité, l'âge et le genre de l'émetteur. Mais il pourrait surtout s'agir d'un échange ayant pour visée de diminuer un stressstress et de réconforter l'individu isolé de son groupe, une façon de remplacer le toilettage lorsque le contact est impossible.
Une parole qui ne doit pas être coupée
Les trois scientifiques estiment qu'il s'agit d'une préadaptation à la parole, bien que les ouistitis eux-mêmes ne semblent pas dotés d'un langage complexe. Ils émettent également l'hypothèse que cette aptitude dépend du système social. Les chimpanzés seraient moins portés sur la coopération que les ouistitis ou que nos ancêtres, expliquent les auteurs. L'attention portée aux autres membres et le besoin d'échanger en toute compréhension pourraient caractériser l'émergence de notre langage humain.
Pour autant, il ne s'agirait que d'une brique dans les vastes fondations qui nous ont amenés à une telle diversité sonore. Les grands singes ont eux aussi un système de communication bien développé, même s'ils utilisent différemment les diverses modalités. Il a également été montré que certains primates maîtrisent les règles de la syntaxe, que les cétacés semblent converser de manière très riche et que même les chienschiens de prairie disposent d'un langage complexe. Il semble donc que les possibilités évolutives soient multiples. Quant à celles qui ont été exploitées par l'Homme, on ne peut que les subodorer...