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Assembler des composants non fonctionnels pour créer des outils manœuvrables. La tâche peut sembler enfantine. Pourtant les anthropologues y voient une étape importante dans l'évolution du cerveau. D'ailleurs, les jeunes enfants peinent à y parvenir. Car cela demande des capacités de modélisationmodélisation mentale créative et des fonctions exécutives qui n'étaient jusqu'à aujourd'hui connues que chez l'Homme et le grand singe.
Mais une étude réalisée au Max PlanckMax Planck Institute (Allemagne) et à l'université d’Oxford (Royaume-Uni) montre que les corbeaux sont capables de cette constructionconstruction mentale. Les oiseaux que les chercheurs ont observés sont parvenus -- sans aide ni formation -- à résoudre des problèmes complexes et à anticiper les propriétés d'objets qu'ils n'avaient jamais vus.
Les corbeaux calédoniens étudiés ici sont de la même espèce que Betty, le premier corbeau observé en 2002 fabricant un outil à crochet en pliant un matériau souple. © Université d’Oxford, YouTube
Corbeaux et intelligence artificielle
Sur les huit corbeaux testés, quatre ont été capables d'assembler deux bâtonnetsbâtonnets pour fabriquer un outil suffisamment long pour atteindre de la nourriture placée dans un récipient. L'un d'entre eux, Mango, a même réussi à concevoir une longue perche à partir de trois ou quatre pièces.
L'étude n'explique pas les processus mentaux sous-jacents. « Il est possible que les corbeaux aient recours à une forme de simulation virtuelle du problème comme si différentes actions potentielles étaient exécutées dans leur cerveaucerveau jusqu'à ce qu'ils trouvent une solution, explique Alex Kacelnik. Des processus similaires servent de socle aux intelligences artificielles pour construire des robotsrobots capables de trouver des solutions créatives et autonomes à des problèmes nouveaux. »
Un corbeau filmé dans la nature en train de fabriquer un outil
Des corvidés ont fabriqué des outils au laboratoire et une équipe britannique avaient filmé en 2007 des corbeaux calédoniens en train d'en utiliser dans la nature. Cette fois, la même équipe montre des images où ces oiseaux en fabriquent, en forêt, avant de s'en servir... et de les cacher pour une utilisation ultérieure. En fait, ce sont les corbeaux eux-mêmes qui se sont filmés.
Article de Jean-Luc GoudetJean-Luc Goudet paru le 27/12/2015
Jolyon Troscianko, de l'université d'Exeter (Royaume-Uni) est un jeune chercheur heureux : il vient de montrer, avec Christian Rutz, les premières images de corbeaux calédoniens (Corvus moneduloides) en train de fabriquer des petits crochets de bois, réalisés à partir de brindilles. L'oiseau s'en sert pour fouiller sous les feuilles de cette forêt de Nouvelle-Calédonie, à Gouaro-Déva, une forêt sèche de la côte ouest. Il les utilise aussi pour déloger des insectes dans les anfractuosités des troncs d'arbres morts.
Il est très difficile d'observer ce comportement dans la nature et de plus, comme le montrent ces images, tout se passe très vite. Il faut ralentir la vidéo pour comprendre les gestes précis de l'animal. Les deux hommes ont repris une technique que Christian Rutz avait inaugurée en 2007 : installer des caméras miniatures sur des corbeaux, fixées sur de grandes plumes et filmant entre les pattes, vers l'avant (voir notre article Des corneilles filmées en train d’utiliser des outils). L'engin ne mesure que quelques centimètres de côté et pèse environ 12,5 grammes. La caméra saisit les images en 640 par 480 pixelspixels et les enregistre sur une carte SD de 4 Go, avec une capacité de 94 minutes. Les séquences de prises de vue sont programmées et, par exemple, ne démarrent pas avant 24 heures, de sorte de ne commencer que lorsque l'oiseau s'est habitué à ce bagage, qui n'est pas si léger pour un oiseau de cette taille.
Quelques séquences des 94 minutes de vidéo récoltées par l’équipe de l’université d’Exeter, montrant différentes situations. À 0 mn 59 s, un corbeau calédonien utilise un crochet pour fouiller dans du bois mort. À 3 mn 40 s et à 4 mn 58, il récupère une proie. À 1 mn 49, il en fabrique un et, à 4 mn 05 s, en récupère un qu’il avait préalablement caché sous les feuilles. © Jolyon Troscianko, YouTube
Une technique vraiment efficace pour trouver des larves
Une balise VHFVHF permet la localisation de l'oiseau, mais aussi de la caméra une fois qu'elle sera tombée, quelques jours seulement après son installation. Ne reste plus à l'équipe qu'à la retrouver. Ce qui ne semble pas si facile : Jolyon Troscianko et Christian Rutz ont équipé ainsi 19 corbeaux et récupéré 11 caméras, dont 10 avaient filmé quelque chose, en tout 714 minutes d'un documentaire animalier filmé par les protagonistes eux-mêmes. Ces images permettent maintenant d'évaluer les techniques de fabrication et leur efficacité. Le schéma inclus dans ce texte montre la méthode de C. moneduloides pour confectionner un crochet.
Ce n'est pas une surprise puisque des corvidés ont déjà été observés moult fois en train de fabriquer des outils de ce genre, mais c'était au laboratoire. En 2009, Christian Rutz, Jolyon Troscianko et leurs collègues avaient organisé une expérience différente, consistant à installer un grand nombre de caméras dans un lieu intéressant pour les corbeaux calédoniens, c'est-à-dire bien peuplé en larves d'insectes. Comme nous le relations dans cet article sur les corbeaux fabriquant des outils (cliquer sur ce lien), l'équipe, avec 1.800 heures de vidéo, avait démontré l'efficacité de la technique du crochet pour trouver et attraper les larves. Les zoologisteszoologistes avaient aussi découvert que les corbeaux sont capables de camoufler un outil sous les feuilles et d'aller le chercher plus tard pour s'en servir à nouveau. Restait à voir ce moment où, de deux coups de becbec, un corbeau de Calédonie transforme un rameau en crochet.
Le technique d'un corbeau calédonien pour réaliser un crochet en bois en deux coups de bec, d'abord au-dessus de la ramification (first cut) puis dessous (second cut). © Jolyon Troscianko
Les corvidés étonnent toujours
Ces travaux ont été publiés dans la revue Biology Letters, dans un article intégralement accessible. Ils sont également décrits dans un communiqué de l’université d’Exeter et on peut aussi consulter le blog de Jolyon Troscianko, qui montre la vidéo et le schéma présents dans cet article.
Au laboratoire ou dans la nature, les corvidés (corbeaux, corneilles, pies, geais, choucas...) ont montré des comportements complexes. On ne se lasse pas, par exemple, de cette histoire de corbeaux d'une ville japonaise qui ont compris comment manger des noixnoix à la coque trop dure pour être cassée d'un coup de bec : en lâcher une au-dessus d'une route pour attendre qu'une voiture l'écrase. Et pour aller manger plus tranquillement au milieu du trafic automobileautomobile, le mieux est de viser un passage pour piétons au niveau d'un feufeu rouge. Incroyable mais vrai : c'est dans cette vidéo.