L'hypothèse de la matière noire est superflue. C'est la conviction de ce physicien original qui marche hors des sentiers battus. Avec un collègue, il vient de proposer une nouvelle analyse des observations concernant l'amas du Boulet.
John Moffat, âgé de 72 ans, devant un de ses tableaux. Crédit : The Record 2005

John Moffat, âgé de 72 ans, devant un de ses tableaux. Crédit : The Record 2005

En 2006, la Nasa a annoncé avoir une preuve très convaincante de l'existence de la matière noire à partir de l'étude d'un amas de galaxies: l'amas du Boulet. John Moffat et Joel Brownstein, du Perimeter Institute for Theoretical Physics, affirment qu'ils peuvent expliquer les observations concernant cet amas sans faire intervenir de la matière moire mais avec une théorie de la gravitation modifiant celle d'Einstein.

L'amas de galaxies 1E 0657-56. En bleu, les effets de lentille gravitationnelle liés à la matière noire selon les chercheurs de la NASA et en rose celle des nuages de gaz émettant des rayons X. Crédit : Nasa

L'amas de galaxies 1E 0657-56. En bleu, les effets de lentille gravitationnelle liés à la matière noire selon les chercheurs de la NASA et en rose celle des nuages de gaz émettant des rayons X. Crédit : Nasa

On se souvient de l'annonce retentissante du 21 août 2006 faite par  la Nasa à propos des observations effectuées avec les télescopes Chandra, Hubble et Magellan. Situé à 3 milliards d'années-lumière, l'amas d'Abell 1E 0657-56, étudié en rayons X et à l'aide des effets de lentille gravitationnelle,  apportait une preuve  permettant de distinguer deux théories proposées pour expliquer le mouvement des amas de galaxies. Selon les chercheurs, la théorie de Milgrom, basée sur une modification de la loi de Newton à grande distance, échouait à rendre compte de la séparation de la composante principale de masse de l'amas d'avec celle liée aux nuages de gaz émettant en rayons X. En revanche, cette séparation s'expliquait naturellement si de la matière noire non baryonique était présente et n'avait pas été freinée lors de la collision des deux sous-amas composant l'amas 1E 0657-56. La théorie Mond, ainsi que ses analogues, devaient s'éclipser pour ne plus laisser la place qu'à celles basées sur l'existence de nouvelles particules élémentaires encore inconnues.

La matière noire ne serait pas la seule solution

« Pas du tout ! » viennent de répondre John Moffat et son étudiant de thèse Joel Brownstein. Il existe encore une théorie particulière, basée sur une extension de la théorie d'Einstein, qui expliquerait aussi bien, non seulement les observations concernant cet amas, mais aussi celles concernant d'autres amas et le mouvement des étoiles dans les galaxies, toujours sans faire intervenir de la matière noire. Ils pensent même que cette nouvelle théorie, baptisée MOG pour MOdified Gravity (Gravité Modifiée), pourrait expliquer la mystérieuse anomalie du mouvement des sondes Pioneer

John Moffat expliquant sa théorie de la variabilité de la vitesse de la lumière. Crédit : Suzan King.
John Moffat expliquant sa théorie de la variabilité de la vitesse de la lumière. Crédit : Suzan King.

John Moffat n'est pas n'importe qui et son histoire est étonnante. Au début des années 1990, il s'est fait connaître en proposant, avant João Magueijo, que la vitesse de la lumière pouvait avoir été différente au début de l'Univers. De cette façon, les deux chercheurs pensaient résoudre certains des problèmes de la cosmologie standard sans faire appel à l'hypothèse de l'inflation. La théorie a par la suite été sévèrement critiquée par la communauté scientifique, qui, dans l'ensemble, n'a pas été convaincue.

Un parcours hors du commun

Mais plus remarquable encore est la façon dont John Moffat est entré dans le domaine de la physique théorique. Il n'avait pas 20 ans quand, suite à une tentative pour devenir un artiste professionnel, il se prit de passion pour la physique théorique. Comblant ses manques à une vitesse vertigineuse, il entreprit, au bout de seulement un an d'études, de s'attaquer au début des années 1950 à la théorie non symétrique de la relativité générale d'Einstein, tentant d'unifier les forces de la gravitation et de l'électromagnétisme. Avec l'audace de la jeunesse, il envoya alors ses travaux à Albert Einstein en lui demandant ce qu'il en pensait.

Albert Einstein alors qu'il travaillait sur une théorie unifiée des interactions à Princeton, vers la fin de sa vie. Cliquez sur l'image pour agrandir Crédit : Yousuf Karsh

Albert Einstein alors qu'il travaillait sur une théorie unifiée des interactions à Princeton, vers la fin de sa vie. Cliquez sur l'image pour agrandir Crédit : Yousuf Karsh

Le maître de Princeton répondit alors au jeune homme de 20 ans habitant Copenhague « Très honorable monsieur Moffat, vous et moi sommes dans la  situation suivante : nous sommes devant une boîte fermée que nous ne pouvons ouvrir et nous nous employons avec ardeur à déterminer ce qui s'y trouve et ce qui ne s'y trouve pas. »

La presse de l'époque ne tarda pas à avoir vent de l'affaire, ce qui attira l'attention du grand Niels Bohr, et même de Schrödinger lancé lui aussi dans une tentative de théorie unitaire concurrente de celle d'Einstein.

Au final, John Moffat échangea une demi-douzaine de lettres avec Einstein. En 1958, il passa son doctorat rien de moins que sous la direction de Fred Hoyle et Abdus Salam et ce, sans avoir décroché de diplôme de physique intermédiaire !

Une théorie voisine de Mond

Moffat et Brownstein utilisent donc une extension de la théorie de la relativité générale d'Einstein qui introduit des champs scalaire et vectoriel en plus du champ tensoriel standard décrivant la métrique de l'espace-temps. Ce faisant, la théorie MOG ressemble à l'extension relativiste de la théorie Mond que Bekenstein, bien connu pour ses travaux sur l'entropie des trous noirs, a récemment proposée. La théorie autorise en particulier la valeur de la constante de la gravitation G à être variable dans le temps et dans l'espace. En reprenant les données fournies par Chandra, Hubble et Magellan mais aussi Spitzer, les deux chercheurs livrent les conclusions de leur étude dans un long et complexe article publié dans Monthly Notices of the Royal Astronomical Society.

La communauté scientifique, avec des chercheurs comme Sean Carroll et l'un des auteurs des analyses de 2006, Doug Clowe de l'Ohio University, reste sceptique. Mais personne ne remet en cause l'intégrité et les compétences de Moffat et Brownstein. Si beaucoup ne veulent pas les suivre dans cette voie exotique, ils reconnaissent en général que c'est une bonne chose que certaines personnes se consacrent à des idées tout à fait valables mais en dehors des approches standards actuelles. John Moffat lui-même ajoute à ce propos « Si les experiences en cours actuellement, nécessitant des milliards de dollars, réussissent à détecter directement la matière noire, alors je serais très content de voir que les théories de Newton et d'Einstein de la gravité tiennent toujours la route. Toutefois, si de la matière noire n'est pas détectée, et que nous devons en conclure qu'elle n'existe pas, alors les théories d'Einstein et de Newton devront être modifiées pour expliquer l'abondance de données astrophysiques et cosmologiques qui ne peuvent être comprises autrement qu'à partir de ces modifications. »